Derek Katz, professeur d’histoire de la musique à l’University of California (Santa Barbara) propose, sous le titre Janáček beyond the borders, une nouvelle étude des opéras du compositeur morave. Il ne s’agit pas ici d’une analyse systématique dans la veine de celle de Chislom (1) mais d’un exposé composé de considérations plus ciblées visant principalement à replacer Janáček dans la tradition tchèque et européenne. L’ambition de l’étude est extrêmement séduisante et les amateurs d’opéra tchèque seront heureux qu’un exégète s’attelle enfin à cette tâche. Pour ce faire, au fil des chapitres, Katz s’attache à (re)considérer la relation de la musique du compositeur de Kat’a Kabanova avec la culture slave, la langue tchèque, à établir quelques parallèles – parfois osés – avec les traditions lyriques allemandes, françaises et italiennes, revient sur la notion de « mélodie des intonations (2) », etc. Tout ce qui se trouve dans cette monographie est absolument passionnant. Dans chacun des sujets abordés au fil des chapitres, Derek Katz fait preuve d’une créativité remarquable. Certes, certains postulats sont difficiles à admettre(des parallèles assez incertains entre Les excursions de Mr. Brouček et La Bohème de Puccini ou entre La petite renarde rusée et La Walkyrie de Wagner) mais l’auteur a le mérite d’oser émettre de nouvelles hypothèses qui, même si elles ne sont pas systématiquement prouvables, ne relèvent pas forcément du délire musicologique. Au lecteur le soin de peser la recevabilité des arguments émis.
Malheureusement, aussi captivant que soit le livre, il n’en laisse pas moins un goût de trop peu. Car on a plutôt l’impression de lire un recueil d’articles ou les actes d’un colloque plutôt qu’une étude embrassant le sujet de manière globale. Si on ne peut que se réjouire de la thématique abordée par l’auteur, elle ne se révèle très vite n’être qu’un prétexte à approfondir quelques aspects (éclairants mais parfois anecdotiques) des opéras du compositeur. Ainsi, le chapitre intitulé Beyound the operatic stage s’intéresse à l’ultime œuvre de Janáček, De la maison des morts. Katz s’y focalise exclusivement sur la fin de l’acte II. Les considérations sont passionnantes mais auraient plus leur place dans une revue scientifique que dans un livre qui finit par sembler assez disparate alors qu’il devrait au contraire faire preuve d’une solide unité. N’eut-il pas mieux valu, dans ce cadre, comparer plus en détail la structure des chefs d’œuvre de Dostoïevski et de Janáček en s’inspirant des éléments posés dans l’article que G. Chew et R. Vilain ont publié dans les Janáčěk Studies (3) ?
En bon scientifique, Katz appuie son argumentation en se référant aux recherches de ses collègues mais a tendance à sous-exploiter les écrits du compositeur lui-même. Sachant que plusieurs chapitres de ce livre trouvent leur origine dans la thèse de doctorat soutenue par le musicologue en 2000 et que la publication critique de l’intégrale des écrits de Janácek est postérieure à cette date (et, quoique bien avancée, toujours en cours (4)), peut-être Katz n’a-t-il pas jugé indispensable de les éplucher systématiquement afin d’étayer sa démonstration… Enfin, si l’auteur a choisi de borner son étude aux œuvres lyriques du maître, il faut rappeler que, contrairement à ce que pensent certains – Milan Kundera entre autres ! – Janáček n’est pas uniquement un compositeur d’opéra. Au contraire. Ainsi, dans le chapitre Beyond the Czech lands, en abordant succinctement la russophilie et le panslavisme du maître, Katz s’autorise à examiner la Sonate pour violon et piano ou encore Tarass Boulba. De deux choses l’une, soit on se borne aux opéras et on s’applique à examiner l’attrait pour la Russie dans Kat’a Kabanova et De la maison des morts, soit on embrasse toute l’œuvre de Janácek et il faut dès lors augmenter l’étude d’au moins 300 pages. Car on comprend mal pourquoi le musicologue se permet cette petite incartade ici et laisse dans l’ombre totale d’autres œuvres instrumentales qui auraient pu être abordées, quitte à n’être que citées.
En somme, le sujet est ambitieux, l’auteur brillant, la lecture captivante –pour les musicologues tout au moins- mais le livre ne parvient pas à porter un regard suffisamment global pour s’imposer comme un ouvrage de référence. On ne peut s’empêcher de se demander pourquoi Derek Katz se limite à une étude si courte alors que la problématique est d’une richesse insondable…
Nicolas Derny
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(1) E. Chilsom, The Operas of Leoš Janáčěk, Pergamon Press, 1971. A lire en ligne sur http://www.musicweb-international.com/Chisholm/Janacek/index.htm
(2) La musicologie anglo-saxonne dispose du terme « Speech-melody » tandis que les allemands parlent de Sprachmelodie. Cette notion est toutefois différente du Sprechgesang de Berg ou de la Sprechstimme de Schoenberg, qui entraînent déjà une certaine confusion.
(3) G. Chew, R. Vilain, « Evasive realism : narrative construction in Dostoyevsky’s and Janáčěk’s From the House of the Dead », in P. Winfield (éd.), Janáček studies, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 56-79.
(4) Nous faisons ici références aux volumes publiés dans le cadre de l’Editio Janáček. Il va sans dire qu’un certain nombre d’articles, feuilletons et aux écrits de toutes sortes faisaient avant ça l’objet d’éditions sous forme de « morceaux choisis » mais n’atteignaient en aucun cas l’exhaustivité de cette édition en cours. Pour toute information, consulter http://www.editiojanacek.com/en/index.php