Moins de trois ans après la publication de L’opéra symboliste (L’Harmattan), Eric Lecler consacre un petit livre à l’art lyrique expressionnisme – un sujet semble-t-il directement dérivé de la thèse de doctorat que l’auteur soutint en 2003 à l’Université Paris X-Nanterre (L’esthétique de l’indicible dans l’opéra de Debussy à Schönberg). Impossible, en une centaine de pages, de donner un aperçu exhaustif de l’opéra expressionniste. Ce n’est de toute façon pas le propos de Lecler qui aurait peut-être dû choisir un titre mieux en rapport avec le contenu de son ouvrage, passionnant de bout en bout.
La première partie du livre, L’existence et l’indicible, commence par examiner les conditions de la naissance de l’opéra expressionniste avec Die glückliche Hand et Erwartung de Schoenberg. C’est dans le symbolisme de Maeterlinck que l’auteur place l’origine du courant. Il examine le « rapport » des viennois (Schoenberg en tête) avec la musique de Debussy et les vers de Maeterlinck ou de Mallarmé (voire de Stefan George) et déduit notamment que « c’est dans la poésie symboliste que s’opère une libération de la tonalité, notamment dans les années 1908 à 1912 et la recherche d’une écriture de timbre » (p.17-18). La démonstration est brillante, les idées séduisantes même si l’on regrette que Lecler ne fasse que peu de cas des partitions en elles-mêmes et de la manière dont elles s’intègrent à l’histoire du langage musical. La deuxième partie, L’indicible : le Nom de Dieu, tout aussi passionnante, commence par évoquer Die Jakobsleiter d’Arnold Schoenberg (inachevé et exécutable grâce à l’intervention de Winfried Zilling), chef d’œuvre absolu mais qui, d’un point de vue « théorique », n’appartient pas plus au domaine de l’opéra que les Gurrelieder que Lecler aborde dans la première partie –de manière très pertinente d’ailleurs. Il s’attache ensuite à éclairer de manière captivante la dramaturgie de Moses und Aaron du même compositeur (un opéra « ni réaliste, ni mythologique […] le dernier opéra expressionniste, voire absolument le dernier opéra, sous la seule forme encore possible de l’expression : la négation. Il procède à la négation du dicible –et à celle de l’esthétique » (p.104)). On l’aura compris, la majeure partie de l’ouvrage tourne autour de Schoenberg. N’y a-t-il vraiment aucun élément d’expressionnisme chez d’autres compositeurs que ceux cités ? Une fois encore, le titre de l’étude ne semble pas approprié.
Au final, Lecler aura examiné les enjeux philosophiques et esthétiques d’œuvres de Schoenberg, Berg, Schreker (Der ferne Klang) ou Hindemith (Sancta Susanna), montré comment la querelle entre musique « pure » et musique « signifiante » qui avait opposé les partisans de Brahms et de Wagner se répète avec Stravinsky, examiné le statut philosophique de la voix dans le monodrame, montré que le premier geste de désarticulation du discours des expressionnistes est le démantèlement du théâtre, etc. Tout cela dans une étude aussi concise que dense.
Tout au long de son analyse, Lecler invoque Theodor W. Adorno, Edmund Husserl, Walter Benjamin, Györgi Lukacs, Sigmund Freud, etc. Autant dire que la lecture de cet ouvrage nécessite de solides notions de philosophie, en conséquence de quoi, il s’adresse à un certain lectorat. Toutefois, nous ne pouvons que saluer une étude aussi brillante publiée en français, ce qui est relativement rare dans ce domaine de recherche.
Nicolas Derny