Avec Der Zarewitsch, créé le 21 février 1927 au Metropol-Theater de Berlin, Franz Lehár reprend la formule qui avait fait le succès de son ouvrage précédent Paganini (1925) : une nouvelle manière moins sucrée, à laquelle Richard Tauber, devenu son interprète de prédilection, se charge de maintenir un taux de glucide suffisant pour garantir le succès. Plus de « happy end » mais une fin douce amère pour une histoire qui aujourd’hui donnerait lieu à de multiples interprétations.
Le Tsarévitch, héritier du trône de Russie, montrant peu d’intérêt pour les femmes, le grand-duc manigance une rencontre avec une jeune danseuse expérimentée, Sonja. Le stratagème fonctionne trop bien. Le prince et la ballerine tombent amoureux l’un de l’autre à tel point que le futur tsar refuse de convoler en justes noces avec la dame de haut rang que lui impose la raison d’état. La révélation même du passé sulfureux de sa bien-aimée ne parvient pas à le faire changer d’avis. Au contraire, les amants préfèrent s’enfuir à Naples vivre intensément leur passion. Il faudra que le tsar meure pour que nos deux tourtereaux, mus par leurs sentiments patriotiques, acceptent de se séparer à jamais. Si à cette trame simple, on ajoute un valet de chambre, Iwan, et son épouse, Mascha, qui servent de pendant comique au couple romantique, on ne manquera pas de relever les similitudes entre Der Zarewitsch et La Rondine de Giacomo Puccini créée dix années plus tôt (1917). La correspondance ne se limite d’ailleurs pas au livret. On remarque aussi de nombreuses analogies musicales entre les deux œuvres. Rien d’étonnant à cela, les relations entre les deux compositeurs s’étaient renforcées au début des années 20. L’écriture vocale, le raffinement orchestral, la caractérisation musicale trahissent l’influence de l’italien sur le viennois. Qui s’en plaindra ?
« Crois-tu que je pourrais faire croire à une seule personne que je suis un ennemi juré des femmes » répondit Hubert Marischkla quand Franz Lehár lui proposa d’interpréter son Tsarévitch. C’est ainsi que le rôle fut une nouvelle fois taillé à la mesure de Richard Tauber, ténor d’opéra converti à l’opérette pour qui, depuis Paganini, Lehár composait ses plus belles mélodies (baptisées opportunément « tauber-lied »). Dans Der Zarewitsch, elles sont au nombre de deux : « Es steht ein Soldat am Wolgastrand » à l’acte I et surtout, à l’acte II, « Willst du? », que Tauber reprenait certains soirs jusqu’à six fois ! Le 8 mars 2009, date à laquelle fut réalisé cet enregistrement (une captation live à Munich), il appartenait à Matthias Klink (Golo dans Genenova à Paris en juin dernier) de faire revivre ce chanteur de légende. A l’impossible nul n’étant tenu, on doit reconnaître que le ténor allemand parvient à tirer son épingle du jeu. Un timbre subtilement glucosé, un usage intelligent du falsetto composent un Tsarévitch dont le charme finit par s’imposer. Le Wolgalied au premier acte met en valeur le souffle et la ligne quand « Willst du ? » révèle davantage l’élégance d’un chant qui touche ici à ses limites, notamment dans les passages les plus lyriques.
Même si moins mise en valeur par la partition, Sonja a tout de même elle aussi deux airs dont un Walzerlied qui louche du côté de Johann Strauss. Avec une voix moins séduisante que celle de son partenaire et un vibrato assez prononcé, Alexandra Reinprecht (remarquée pour avoir remplacée Anna Netrebko dans Manon à Vienne) finit aussi par emporter l’adhésion, d’autant que l’écriture correspond mieux à son format vocal. Un art des nuances, un chant chargé d’intention réussissent à dessiner une ballerine amoureuse. L’acidité des couleurs même participe à la caractérisation.
Mais plus encore que leurs qualités, c’est la conviction avec laquelle les deux interprètes acceptent de se prêter au jeu de l’opérette qui force l’admiration. Une sincérité désarmante qu’ils partagent avec le chef d’orchestre Ulf Schirmer qui dirige Lehár comme s’il s’agissait de Puccini : avec considération, soucieux de faire ressortir les combinaisons savantes d’une orchestration dont le brillant n’est pas le moindre des charmes.
Outre notre couple d’amoureux, la distribution comporte deux rôles chantés – Mascha et Iwan, Christina Landshamer et Andreas Winkleret l’une soprano et l’autre ténor, irréprochables en faire-valoir de Sonja et du Tsarévitch – et trois rôles parlés. C’est là que le bât blesse. Un mauvais découpage des pistes rend impossible la séparation entre numéros parlés et numéros chantés. Il faut alors pour goûter la musique de Lehár supporter de longs dialogues, encore plus ennuyeux pour qui ne comprend pas l’allemand, d’autant que le texte de l’opérette n’est pas reproduit en français ou en anglais dans le livret d’accompagnement (ni même en allemand)1. Dommage quand une réalisation plus judicieuse aurait permis de rendre davantage accessible une œuvre peu connue, que ce double CD réserve aux seuls auditeurs germanophones.
Christophe Rizoud
1 A noter cependant qu’il comporte un texte très intéressant – et traduit en français et en anglais – de Stefan Freyd.