Cent trente-quatre ans après la création de l’œuvre dans la même salle et le début d’une très très longue présence sur les scènes du monde entier, Jérôme Deschamps, en pleine cohérence avec son choix de bâtir le répertoire « du Comique » autour de ce qui appartient à ses gênes, a proposé au public parisien de retrouver l’esprit de Carmen. Il a, pour ce faire, mis toutes les chances de son côté : un orchestre de taille réduite, avec des instruments d’époque ; une production adaptée à la salle relativement intime (1250 places) permettant une grande proximité avec le public ; une Carmen d’exception, surtout… et un buzz qui, plusieurs mois avec les représentations, avait épuisé toutes les places disponibles. Une nouvelle preuve que l’Opéra comique, année après année, réussit son pari : retrouver une identité forte, proposer des titres souvent originaux, ou dans des conditions originales… et créer l’évènement sur la place de Paris.
Le résultat est à la hauteur, comme l’avait relevé Christophe Rizoud, rendant compte de la soirée du 15 juin 2009.
Production adaptée, disions nous : le décor, construit autour d’une structure semi-circulaire unique, aérienne pour une part, reproduite au sol pour une autre, renforce le sentiment d’intimité bien loin des grosses productions un peu froides récemment vues à la Scala ou au Met notamment. On est au théâtre et les couleurs chaudes, dominante ocre, offrent un parfait écrin au drame. Le choix de la version de Richard Lanhman Smith, avec les dialogues en français, se justifie bien, de ce point de vue, même si la présence de non francophones dans la distribution reste problématique. Si le Don José d’Andrew Richards donne à peu près le change du point de vue de la prononciation – il a décrit dans un entretien à Forum Opéra la somme de travail que cela lui avait demandé – on se demande un peu ce que vient faire en Andalousie un Zuniga tout droit sorti de l’armée britannique. Dans une moindre mesure, le Monteverdi Choir trahit parfois quelques hésitations dans la prononciation du français.
Dans la fosse, John Elliot Gardiner traduit le punch et le lyrisme qui, selon lui, caractérisent l’œuvre. Sa lecture est des plus classiques, au diapason de la mise en scène, sans aucune surprise.
La distribution est dominée de la tête et des épaules par Anna Caterina Antonacci. Dans la continuité d’une vaste tournée internationale qui l’avait conduite au Covent Garden de Londres, entourée de stars (Kaufmann, d’Arcangelo, Pappano – un DVD Deutsche Grammophon est entré bien haut dans la discographie) et à Toulouse notamment, elle donne salle Favart une démonstration de ses talents d’artistes. Elle est incandescente, irrésistible en femme fatale, mûre et réfléchie, différente à de nombreux égards de celle d’Elīna Garanča… Sa Carmen assume, crânement son destin, et, au IV, elle se livre en pleine connaissance de cause à son bourreau. La diction est parfaite et, dans la salle comme au DVD, on ne perd pas un mot. Le velours de sa voix convient aussi bien aux moments de séduction comme aux passages plus dramatiques (Air des cartes). Andrew Richards, encore peu connu en France, réussit, dramatiquement, à se hausser à la hauteur de sa partenaire. Son timbre racé et cuivré sert le personnage, assez frustre, et même bestial au dernier acte, cheveux longs et costume déchirés aidant. Sa vaillance, son engagement scénique forcent la sympathie, même si l’émission est bien peu naturelle. Nicolas Cavallier, habitué de toutes les scènes parisiennes, campe un bel Escamillo, à la prestance très convaincante, malgré un certain manque de brio et de projection dans le haut de la tessiture. Quant à Anne-Catherine Gillet, son matériau de soprano léger, plutôt modeste, s’épanouissait bien dans la salle de l’opéra comique et son allure de bonne sœur égarée renforce le contraste entre son monde et celui de Carmen. Du reste de la distribution, on retient en particulier l’excellent Moralès de Riccardo Novaro, pour qui a été rétabli l’intéressante scène dite de l’anglais, au premier acte.
Après des soirées accueillies avec enthousiasme par le public, l’élégant DVD édité par Fra Musica permet de conserver une belle trace de cette production et le spectacle est complété par un entretien avec le chef, le directeur et la musicologue maison. A deux mois des fêtes de fin d’année, un très joli objet qui viendra agréablement garnir les sapins de Noël.
Jean-Philippe Thiellay