« J’aime beaucoup travailler avec de jeunes artistes. J’ai de grands défauts comme pédagogue, en fait, je m’impatiente facilement, mais j’accomplis l’essentiel : je transmets une flamme, un enthousiasme. J’aime vivre le début de quelque chose. » Ces propos que nous tenait William Christie à l’automne 2000, deux ans avant la première édition du Jardin des Voix, livrent une des clés essentielles du succès toujours renouvelé des Arts Florissants, ce formidable vivier de la musique baroque. Le film de Priscilla Pizzato et Martin Blanchard nous en dévoile une autre : le chef américain ne transmet pas seulement sa flamme, il l’entretient également au contact des jeunes musiciens dont la fraîcheur, le talent et la générosité ne cessent de l’émerveiller. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir son visage s’illuminer lorsqu’il découvre, au-delà d’un joli timbre ou d’une vocalisation habile, une personnalité en devenir.
Le documentaire débute en mars 2006 et suit tout d’abord William Christie, Jaqui Howard (déléguée artistique des Arts Florissants) et Kenneth Weiss (claveciniste et co-directeur de l’Académie) lors des auditions organisées à Paris, New York et Londres pour choisir, parmi quelques deux cents candidats, les solistes du troisième Jardin des Voix. Les portraits de quatre élus ponctuent le reportage : Francesca, la benjamine (21 ans !), filmée à Bologne, avec son compagnon et les partenaires de son ensemble l’Accademia Petrarca ; Sonya, en Bulgarie, dans sa famille ou dans un théâtre antique ; Amaya, à Paris, lors d’un concert privé et Jonathan, à Cambridge, entre aviron et direction d’orchestre. Autant de tableaux à peine esquissés, mais touchants et sans affectation, contrairement au commentaire en voix off dont la candeur sur jouée et l’admiration béate tapent vite sur les nerfs. On retrouve ensuite les dix chanteurs retenus pour cette édition dans le train qui les mène à Caen, un an plus tard, où ils vont suivre une formation intensive et pluridisciplinaire confiée à des pointures comme Rita de Letteris, pour approfondir le sens des textes, et Paul Agnew, qui les guide dans l’expression des affects.
Elsa Rooke les accompagne dans l’exploration de l’espace comme de leur propre corps, elle leur apprend aussi à s’apprivoiser les uns les autres et à mémoriser les déplacements et positions de chacun. Les réalisateurs s’attachent d’ailleurs moins à l’apprentissage musical proprement dit qu’aux relations qui se nouent entre ces jeunes inconnus, contraints de jongler avec les langues pour se comprendre. Le mélomane restera peut-être sur sa faim et n’améliorera guère sa compréhension de la rhétorique baroque ou de l’ornementation ; en revanche, il aura l’illusion d’assister à la naissance d’une troupe et de partager les rêves de ces académiciens débordants de vitalité. L’émotion culmine le soir de la première, au Théâtre de Caen, mais plutôt dans les coulisses, où nous surprenons la complicité, nimbée de tendresse, des artistes qui s’encouragent, se réconfortent ou suivent la prestation d’un partenaire du bout des lèvres, comme s’ils connaissaient sa partie aussi bien que la leur. Les voici quelques mois plus tard, en tournée, alors que le spectacle est bien rodé et qu’ils ont gagné en assurance. Exaltés mais lucides, ils sont parfaitement conscients d’avoir pu travailler dans des conditions idéales et sans doute aussi un peu artificielles. S’ils apprécient le fait d’avoir été traités sur un pied d’égalité par leurs prestigieux aînés et d’avoir pu se produire dans des salles mythiques, ils confient aussi à la caméra que le retour à la réalité sera rude.
Toujours est-il que cette expérience unique en son genre leur a offert une visibilité extraordinaire. Certains boutons étaient encore trop verts pour supporter la comparaison avec les fleurs déjà épanouies du premier Jardin (Christophe Dumaux, Jeffrey Thompson, Marc Mauillon, Joao Fernandez, Blandine Staskiewicz …), comme si William Christie, Jaqui Howard et Kenneth Weiss misaient plutôt sur leur potentiel. Depuis lors, Sonya Yoncheva s’est fait un nom et si elle a remporté le Concours Operalia en 2010, elle n’a pas tourné le dos au baroque, remportant un beau succès personnel cette saison en incarnant sa première Cléopâtre à l’Atelier Lyrique de Tourcoing. La soprano Francesca Boncompagni, après avoir été lauréate du Concours de Chant de Naples (2008),a multiplié les récitals, notamment au Palazzetto Bru Zane, avec au clavier le très recherché Francesco Corti alors que le baryton Jonathan Sells, qui a fait ses débuts au Wigmore Hall en 2010, se prépare à enregistrer Das Lied von der Erde et à camper cet automne l’Orfeo de Monteverdi et Bartolo. Salué ici même pour son Acis à Aix (cf. le compte-rendu de Christophe Rizoud), le ténor canadien Pascal Charbonneau était déjà à l’affiche de Sweeney Todd donné au Châtelet en avril. Le ténor espagnol Juan Sancho, quant à lui, participait cet été à la création française de La Semiramide riconoscuita de Porpora au festival de Beaune et chantera la saison prochaine dans le Farnace de Vivaldi programmé par l’Opéra du Rhin avant de rejoindre la distribution de l’Alessandro haendélien pour les micros de Decca. Il faudrait encore parler des débuts de Claire Meghnagi en Cléopâtre face au César de Franco Fagioli à l’Opéra d’Helsinki en janvier 2012, etc. La flamme n’est décidément pas près de s’éteindre !