Voici Marthe Chenal enveloppée dans le drapeau français, qui chante la Marseillaise sur les marches du Palais Garnier en 1918, le soir de l’Armistice. Sa beauté contribua tout autant que sa voix à sa célébrité. Sur la page en regard, sa Floria Tosca plus années folles qu’Empire, est couronnée, royale, d’un chapeau-cloche que surmontent deux plumes comme deux ailes de papillon. En Mlle Lange dans La fille de Madame Angot, elle exhibe un décolleté d’albâtre où l’on devine sous l’étoffe du corsage la pointe du sein. Anna Netrebko n’a rien inventé (cf. la brève du 10 juin dernier). La voyant monter sur le bucher dans La Sorcière Zoraya, un opéra de Camille Erlanger, le compositeur Charles Koechlin aurait plaisanté : « A songer que l’inquisition a commis le crime affreux de brûler des sorcières aussi belles que Marthe Chenal, on n’est pas fier de l’humanité ».
Voici, tout aussi séduisante, Lina Cavalieri que l’on disait « la plus belle femme du monde », coquette en Nedda le doigt sur une bouche en cœur, souveraine puis sainte en Thais qu’elle refusa de chanter parée de ses célèbres bijoux, ne voulant éblouir le public parisien que par les seuls artifices d’une voix que l’on suppose brillante (elle comptait aussi à son répertoire Gilda et Manon). Elle épousa un milliardaire puis un ténor, ouvrit un salon de beauté après avoir mis fin à sa carrière en 1922 et périt auprès de son quatrième mari en essayant de sauver ses fameux bijoux durant le bombardement de Florence en 1944.
Voici sa rivale, Mary Garden, dont la courte carrière à l’Opéra serait due à sa liaison malheureuse avec André Messager. Plus d’un demi-siècle avant Marylin, sa robe dans Aphrodite d’Erlanger semble avoir été cousue sur elle. En Salomé de Strauss, elle garde la poitrine fière même si la taille s’est épaissie. La postérité a d’abord retenu une Mélisande – dont elle assura la création – au teint de porcelaine. Qui croirait en la voyant ainsi colorisée, modeste et délicate, qu’elle dirigea d’une main de fer l’Opéra de Chicago et fit ses adieux à la scène en interprétant Carmen (ce qui vocalement n’était pas forcément une bonne idée) ?
Voici, sur deux pages, couchée à terre, suppliante et prophétesse, le bras tendu, les yeux fermés, le buste dressé dans un dernier élan, Lucy Arbell la dernière égérie de Massenet, et sans doute son dernier amour, interprétant en 1912 le rôle de Posthumia dans Roma. Par testament, l’auteur de Manon lui avait réservé les rôles de Cléopâtre et d’Amadis. Son épouse, jalouse, en décida autrement. A défaut, elle créa la Colombe de Panurge et triompha dans Werther sur la scène de l’Opéra-Comique.
Voici en long en large et en travers Lucienne Bréval qui savait prendre la pose comme un mannequin et dont la carrière embrassa les rôles les plus héroïques du répertoire, à commencer par Brünnhilde qu’elle n’hésita pas à brandir sur scène dès l’âge de 24 ans.
Voici, droite et massive, Ketty Lapeyrette qui fut le mezzo-soprano principal de l’Opéra de Paris durant plus de 30 ans.
Voici, plus connue, Emma Calvé, dont le nom reste indissociablement lié au rôle de Carmen.
Voici Sybil Sanderson, la reine du contre-sol.
Voici Gabrielle Krauss, Marie Delna, Hélène Bouvier, Agnès Borgo et d’autres encore.
Voici ces cantatrices qui hantèrent et enchantèrent le Palais Garnier, de l’inauguration du bâtiment en 1875 à la réorganisation des théâtres lyriques nationaux en 1939.
Voici celles qu’aujourd’hui on appelle les tragédiennes de l’opéra, drapées de triomphes et de scandales, ornées de pierres précieuses et d’anecdotes, réunies par Albin Michel en un seul volume qui est bien plus que le catalogue d’une exposition temporaire*, bien davantage qu’une galerie de portraits, plaisamment documentés, richement illustrés et intelligemment préfacés. Non pas un dictionnaire, fût-il amoureux ; non pas un ouvrage littéraire ou musicologique mais le témoignage d’une époque révolue où les chanteuses d’opéra n’avaient pas encore été supplantées dans le coeur du public par les stars de cinéma et les vedettes de télévision. Les derniers rayons d’un âge d’or ; l’inestimable lumière des étoiles mortes.
Christophe Rizoud
* Exposition « Les Tragédiennes de l’Opéra (1875-1939) » au Palais Garnier du 7 juin au 25 septembre 2011. Plus d’informations