Gens-Rousset, le retour. Après un premier Tragédiennes en 2006, dont rien ne laissait prévoir qu’il aurait une suite, la soprano avait récidivé en 2009, élargissant son répertoire pour atteindre les dernières années du règne de Louis XVI, en osant même une incursion dix-neuviémiste avec la cantate Herminie, d’Arriaga (1825), et le « Malheureux roi » de la Cassandre des Troyens. On retrouve ici le chef-d’œuvre de Berlioz, mais cette fois versant « Troyens à Carthage », puisque c’est l’ineffable « Adieu, fière cité » que Véronique Gens interprète. De fait, Tragédiennes 3 est largement ancré dans la deuxième moitié du XIXe siècle, période où on l’attend beaucoup moins.
Déjà, avec Tragédiennes 2, Véronique Gens nous réservait une surprise : de la Médée de Cherubini, elle n’avait pas retenu l’un des airs de l’héroïne, mais « Nos peines seront communes », de Néris. Et voilà qu’elle chante à présent l’air de Fidès, du Prophète, et « Ne me refuse pas » d’Hérodiade ! Mais pour qui se prend-elle ? Pour Pauline Viardot ? Pour Marilyn Horne ? Pour la regrettée Denise Scharley, inoubliable dans Massenet ? Quelle est donc l’identité vocale de Mademoiselle Gens ? Falcon dans Don Carlos – certes, on l’a dit souvent, le rôle d’Elisabeth exige paradoxalement plus de graves que celui d’Eboli, mais quand même –, elle se métamorphose carrément en contralto pour Meyerbeer !
Quel culot, dira-t-on. Pourtant, ce genre de témérité n’est-il pas ce qui tire le monde lyrique d’une routine où il risquerait autrement de s’enliser ? Ce que fait Véronique Gens dans Le Prophète est très beau, et qu’importe, après tout, si elle n’a pas tout à fait la voix du rôle. Il n’est pas question ici d’enregistrer une intégrale, ni de chanter Fidès sur scène. Le personnage existe, pendant quelques minutes. Quant à Hérodiade, peut-elle vraiment se passer d’une authentique mezzo ? Hors du studio, et avec un orchestre plus massif que les Talens Lyriques, Véronique Gens l’oserait-elle ? Là encore, peu importe, et si cette audace salutaire peut valoir à Massenet de nouveaux admirateurs, on l’approuve, bien entendu.
C’est en revanche sans réserve aucune qu’on adhère à son Elisabeth de Valois. On voudrait l’entendre dans le rôle tout entier, et l’on se prend à rêver d’un retour définitif de Don Carlos dans sa version originale sur notre première scène nationale. Quelle autorité d’accent ! Ah, ces feulements dans le grave, ces envolées frémissantes dans l’aigu, cette noblesse dans la déclamation ! Dans Didon, la diction n’est peut-être pas parfaite, mais elle est plus ferme et plus naturelle que celle de toutes les titulaires étrangères de ce rôle. Christophe Rousset prend l’air d’Iphigénie à une vitesse telle que la question controversée des qualités de prononciation de la chanteuse ne peut même plus être posée : si plus d’une consonne est évacuée, la faute n’en incombe pas entièrement à Véronique Gens.
Et comme c’est dans les vieilles marmites qu’on fait les meilleures soupes, l’alternance voix/orchestre seul, déjà pratiquée dans Tragédiennes 1 et 2,est ici reprise, mais avec un peu moins de dix minutes de musique orchestrale, qui viennent apporter une respiration au milieu de ces passions déchaînées, encore que l’énergie furieuse de l’ouverture des Danaïdes ne constitue guère un répit (4’48 contre 6’21 dans la dernière intégrale enregistrée). Chez les Talens Lyriques, on admirera la vigueur des cuivres et la beauté des timbres, dans un répertoire dont ils sont pourtant peu familiers.
Alors bravo, Gens et Rousset ! De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace !