Andromeda réédite le Don Carlo londonien de mai 1958, déjà bien connu (sous label Myto) et solidement installé dans la discographie, dont il passe pour être un des jalons éminents. Revisitons donc le jalon, reflet de la fameuse production de Visconti, qui fit les belles heures de Covent Garden et laissa des souvenirs impérissables à ceux qui y assistèrent.
A l’évidence, cette version offre à l’auditeur éclairé de nombreux attraits, pas au point, néanmoins, de déclencher chez lui des péans tels que l’on pourrait, à bon droit, croire arrivée l’année aux 365 Noëls, pour reprendre l’expression du cher Philippe Meyer.
Au sommet, on placera sans hésiter le Carlo de Jon Vickers, son seul connu, si l’on excepte un témoignage viennois de 1975, plus confidentiel. On sait que Vickers est un chanteur clivant : il déclenche soit l’adhésion enthousiaste et inconditionnelle, soit le rejet tout aussi inconditionnel. Sauf à faire preuve d’une mauvaise foi coupable, il est difficile de ne pas être touché par son infant engagé, désespéré, émouvant, et en même temps si royal et altier dans la ligne et le maintien, bien loin du cliché d’un Carlo souffreteux et valétudinaire. Il suffit pour s’en convaincre de l’écouter dans son premier duo avec Elisabeth : « Un giorno sol mi diè, e poi rapillo a me! » et « Insan! piansi, pregai nel mio delirio, Mi volsi a un gelido marmo d’avel » procurent des frissons majuscules. Ajoutons qu’en 1958, Vickers est encore à l’orée de sa carrière et que ses moyens vocaux sont, à l’époque, inentamés.
Le Philippe II de Boris Christoff est, à l’inverse du Carlo de Vickers, très largement documenté, en live comme au studio (on le retrouve à au moins 12 reprises dans la discographie, et il chantait encore le rôle sur scène à 70 ans passés !). On ne restera pas insensible à ce timbre au grain si particulier et prenant, mais assez peu idiomatique, il faut bien l’avouer. Quoi qu’il en soit : ce chant est bien celui d’un souverain. L’air touche, l’autorité impressionne, le déchirement dans le duo avec Posa émeut. Tout juste si on regrettera une pointe de surcharge expressionniste, courante chez Christoff, et qui affectait pareillement son Mephisto ou son Boris.
En Elisabeth, Gré Brouwenstijn ne parvient pas à convaincre totalement. Son timbre riche et charnu n’est pas dépourvu d’attraits, le chant est à bien des moments plastiquement superbe, l’incarnation altière, mais elle ne parvient pas à se glisser totalement dans le personnage d’Elisabeth. Lui manquent pour cela une plus grande flexibilité dans la conduite de la ligne, ainsi qu’un aigu plus libéré.
On descend d’un cran avec le Posa de Tito Gobbi : qu’il soit permis de penser, avec tout le respect que l’on doit à cet immense artiste, que ce rôle n’est pas, loin s’en faut, celui qui lui convient le mieux. Son émission dure, l’absence de flexibilité de la voix posent problème. Mais comme souvent avec lui, l’instinct théâtral vient fort heureusement racheter les limites de l’instrument. C’est particulièrement vrai dans le duo des Flandres avec Philippe, un des sommets de la soirée.
L’Inquisiteur de Michael Langdon s’oublie vite : sans être indigne, il est incapable d’être à la hauteur de sa scène avec Philippe.
Mieux vaut passer sous silence l’Eboli insupportable de Fedora Barbieri, marchande de poisson poitrinante et fausse, incapable de chanter les notes de la partition (« O don fatale » est, de ce point de vue, un sommet d’imposture). On se demande bien comment la direction de Covent Garden a pu tolérer un tel miscasting.
Reste à statuer sur la direction de Carlo Maria Giulini. A l’actif : voilà un chef qui est attentif à la partition qu’il dirige, et qui sait en faire ressortir les richesses et les nuances (un exemple, pour s’en convaincre : le phrasé du trait de hautbois qui précède l’entrée de la reine, après la chanson du voile). Voilà qui nous change des prestations désolantes des chefs de seconde zone qui, au même moment, œuvraient, par exemple, au MET. Au passif : on sent déjà poindre une certaine gravité dans l’approche, tendance qui se confirmera de manière éclatante dans l’enregistrement studio du chef, réalisé 12 ans après pour EMI. Du coup, certaines scènes peinent à décoller, du fait de tempi trop retenus : c’est en particulier le cas de l’autodafé, bien lourd, et plombé en outre par des chœurs bien peu professionnels, ou de la fin du duo Elisabeth/Carlo, à l’acte V, pris sur un tempo si sépulcral que l’on se prend à avoir peur pour les chanteurs.
Ajoutons que l’œuvre est donnée ici dans la version dite « de Modène », c’est-à-dire avec le rétablissement du 1er acte (acte de Fontainebleau). C’est suffisamment rare pour l’époque et mérite d’être salué, mais il faut, dans le même temps, regretter les nombreuses coupures, demandées et obtenues par Visconti : évanouissement de Carlo dans son premier duo avec Elisabeth, passages entiers du duo Philippe/Elisabeth au IV, scène de la révolte au IV…
Au bilan de ce coffret, on trouve donc un quatuor de gosiers dignes d’intérêt à défaut d’être isolément irréprochables, un chef qui en est un mais qui se cherche, des coupures et une erreur de casting impardonnable. C’est largement suffisant pour figurer tant toute discothèque d’amateur éclairé, pas au point néanmoins d’entrer dans la légende de l’interprétation de l’œuvre.