Qui fut Johannes Ciconia ? L’émouvante notice de Jérôme Lejeune, créateur du label Ricercar, nous fait entrer dans une enquête passionnante dont sa mère, Suzanne Clercx-Lejeune, fut une des grandes détectives, puisqu’elle publia en 1954 le premier travail important consacré à ce compositeur d’origine liégeoise : Johannes Ciconia, un musicien liégeois et son temps.
Les historiens et les musicologues ont reconstitué ce parcours en assemblant les pièces d’un puzzle lacunaire. Né à Liège vers 1390, fils de chanoine, enfant de chœur, il se rendit peut-être à Paris étudier en Sorbonne (d’où son titre de Magister) avant de partir pour l’Italie, probablement à Rome dans l’entourage du cardinal d’Alençon, puis à Padoue sous la protection de l’archiprêtre Francesco Zarabella, où un document atteste son décès vers 1412. Courte vie, itinérante, à travers les foyers actifs et si divers de la musique, au moment où le Moyen Age le cède à une Renaissance modifiant bien des paradigmes. La notice de Philippe Vendrix est exemplaire de prudence et de science.
Le présent enregistrement explore en deux disques les deux faces de la production de Ciconia. D’abord la musique profane, confiée à La Morra que dirigent Corina Marti et Michal Gondko. Disparu pendant des siècles, le legs profane réapparut dans les années 1930 grâce à un manuscrit retrouvé à Lucques, dans un ordre non-chronologique. La recherche musicologique échoue à retrouver l’ordre temporel d’une production fort variée, tant dans l’esthétique déclamatoire que dans l’instrumentarium. Les animateurs de La Morra ont pris le parti d’une liberté raisonnée, introduisant des voix de femmes dans cet univers certainement réservé aux hommes, et recourant au clavicembalum, forme balbutiante du clavecin alors en cours d’introduction à Padoue et Pavie. La reconstitution n’est pas simple tentative expérimentale. Elle sert au plus près un style fort varié que marque sans cesse une étrange nostalgie, une douceur amère dont Poy che morir est l’emblème, servie admirablement par la voix charnelle d’Els Janssens. Partout s’infuse une intimité délicate, ennemie des effets faciles et des artifices rhétoriques. Qu’on écoute la ligne d’Aler m’en veus, ce merveilleux dialogue entre Eve Kopli et la flûte à bec de Corina Marti, pour saisir au plus près le génie d’un compositeur tirant de moyens presque rudimentaires une expressivité immédiatement touchante. La Morra est un ensemble où la qualité individuelle des voix s’épanouit dans les ensembles, où couleur et signification ne font qu’un.
La musique sacrée – motets et mouvements de messe – a été confiée à Diabolus in musica, que dirige Antoine Guerber. Autre corpus, autres contraintes. La liberté assurément y est moins grande, la convention plus écrasante. Ainsi ne mêle-t-on point voix féminines et masculines. Antoine Guerber lui-même reconnaît que cette musique n’est pas toujours exempte d’une certaine uniformité. Mais, Dieu, avec quel art il la circonvient, trouvant dans cette métrique parfois convenue des trésors de coloration et d’affect. Saisissant, le Gloria n°3, tout de concentration fervente. L’entrelacs des voix est mené avec une grâce incomparable, jusque dans un O Padua sidus preclarum dont la beauté faussement simple est un sommet où émerge le nom même du compositeur.
Après d’autres belles incursions (Alla Francesca, Mala Punica, Van Nevel), cette intégrale s’impose comme une référence.
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