Tout comme un riche mécène nommé Ronald Stanton a récemment permis à la Salle Favart de renouer avec le triomphe qu’elle avait connu en 1987 grâce à Lully, Glyndebourne a pu revivre en 2010 les heures glorieuses d’un passé un peu plus ancien : c’est en effet le 21 juin 1975 que fut créée cette production du Rake’s Progress reconstituée trente-cinq ans après, non sans avoir connu de nombreuses reprises. Mais pour Carol et Paul Collins, le mécénat est une habitude : c’est aussi grâce à ce couple que le festival britannique a pu monter Le Couronnement de Poppée en 2008, ou Rinaldo l’an dernier. Et en redonnant l’opéra de Stravinsky monté par John Cox, Glyndebourne remettait sous le feu des projecteurs un de ses plus grands succès, qui coïncide avec la toute première participation de David Hockney à un spectacle d’opéra. Au début des années 1960, l’artiste britannique avait déjà relu le cycle hogarthien à travers une série de seize gravures évoquant son parcours artistique et sexuel outre-Atlantique. Ici, aucune transposition moderne de l’intrigue, mais une idée géniale pour la conception des décors, costumes et maquillages : revoir l’univers graphique de Hogarth à une époque où le stylo à quatre couleurs remplace l’encre de chine, tout comme Auden et Chester Kallman avaient modernisé le XVIIIe siècle pour Stravinsky. Un choix esthétique indémodable, qui garde tout son impact aujourd’hui, avec notamment le soudain passage au noir et blanc intégral lors de la vente aux enchères. La mise en scène de John Cox pourra en revanche paraître datée, et nous nous sommes habitués à des productions nettement plus audacieuses. Mais puisqu’on nous ressert des Strehler et des Ponnelle de la même décennie, pourquoi ne pas accorder un regard à ce « néo-classique », qui nous parle d’un temps où il n’était pas encore devenu nécessaire de peupler la scène de figurants nus pour une scène de bordel, par exemple ?
Autrement dit, même si la vidéographie de The Rake’s Progress est déjà riche en versions très réussies, celle-ci offre le plus non négligeable d’avoir marqué l’histoire de l’œuvre, en contribuant à l’imposer au répertoire. Il existe une captation de la production originale (DVD Arthaus), réalisée en 1977, avec Felicity Lott en Anne Trulove et Samuel Ramey en Nick Shadow, dirigés par Bernard Haitink. Difficile de faire mieux, dira-t-on, mais avec Leo Goeke en Tom Rakewell, cette distribution comptait un sérieux point faible. Et en matière de qualité technique, la présente édition offre une incontestable plus-value. Reste à examiner le nouveau casting. La principale inconnue résidait en la personne de Matthew Rose : abonnée aux petits rôles à Covent Garden, cette basse britannique est une très heureuse découverte. Le timbre est d’une noirceur des plus opportunes pour ce rôle diabolique, et l’acteur impressionne par son autorité. La touchante Miah Persson parvient à allier innocence et sensualité, la pureté de la ligne et l’expressivité qu’on attend d’une mozartienne comme doit l’être l’interprète d’Anne Trulove. Quant à Topi Lehtipuu, il met au service de Stravinsky une voix rompue au répertoire baroque, et joue à merveille le libertin lassé par sa propre débauche. L’accent russe d’Elena Manistina n’est pas gênant pour un personnage aussi exotique que Baba la Turque, et son timbre opulent séduit. Les seconds rôles se situent au même niveau d’excellence, avec une mention spéciale pour Graham Clark en Sellem, magnifiquement entouré par le chœur de Glyndebourne. Vladimir Jurowski met en valeur le moindre détail de la partition, à laquelle il impartit un rythme haletant, tout en sachant ménager d’intenses moments d’émotion. Le bonus du DVD permet de faire le point sur cette production historique, avec une passionnante interview de David Hockney et de John Cox. Une référence absolue.