Fallait-il immortaliser cette production madrilène, au casting de luxe, mais plombée par l’ennui? Même au théâtre, le noir et blanc peut se révéler expressif et la laideur signifiante, pour peu que le metteur en scène ait quelque idée à défendre. Las ! Pier Luigi Pizzi n’est fidèle qu’à ses goûts architecturaux et se contente de planter des colonnes de faux marbre, indifférent à l’action qui se fige, privée d’élan, d’énergie, de tensions, voire de sens. On cherchera en vain, par exemple, la symbolique à l’œuvre dans cette Fortune chauve, avec ses lunettes de soleil, son lamé doré et sa traîne ocellée, une des rares concessions à la couleur qui ne touchent guère que les costumes, parsemés à l’envi de paillettes et de strass. La régie aligne, sous une lumière particulièrement crue, platitudes et clichés, tels les soldats de Néron, beaux gosses vaguement SM dans leurs bottines et shorts noirs, énième avatar d’une imagerie éculée et d’une provocation totalement émoussée. Alors que les crédits mentionnent l’intervention d’un chorégraphe, les figurants n’esquissent pas le moindre pas de danse, ils n’animent jamais un spectacle qui manque cruellement de vie et représente la parfaite antithèse du Couronnement de Poppée revisité cette saison par Jean-Marie Sivadier. En fait de couronnement, Pizzi consacre celui de Morphée, seule la musique nous arrachant à sa torpeur.
Philippe Jaroussky n’a plus l’irrésistible fraicheur qui caractérisait ses débuts en Néron, sous la conduite de Jean-Claude Malgoire, voici douze ans. La tessiture se révèle trop tendue pour le contre-ténor, mais ses aigus, tour à tour suaves et perçants, sinon parfois à la limite du cri, servent la composition du personnage s’ils ne l’ont pas infléchie, Pizzi ayant probablement saisi cette opportunité – reconnaissons-lui au moins ce mérite. Enveloppé d’un manteau de plumes noires, du rimmel accentuant la lividité de son visage, Néron apparaît d’emblée comme une créature malade, efféminée, hystérique, inquiétante et constamment sur le point d’exploser, à la merci de ses pulsions, de toutes ses pulsions, un long baiser concluant son duo avec Lucain, ruisselant de sensualité. Danielle de Niese se révèle aussi pulpeuse qu’à Glyndebourne (Carsen/Haïm, 2008), mais elle troque sa candeur de femme enfant pour la détermination de l’intrigante, rejetant sans ménagement un amant déchu et trop pressant. Othon flatte le médium charnel de Max-Emanuel Cencic qui apporte au personnage une vaillance inhabituelle. Sa fureur nous tétanise, sa douleur nous submerge, même ses remords, après qu’elle a insulté Jupiter, nous fendent le cœur: Anna Bonitatibus ne joue pas, elle n’incarne pas, elle est Octavie.
En revanche, le Sénèque d’Antonio Abete, instable et trémulant, manque de prestance et s’efface devant le Libertus d’Andreas Wolf, qui sait trouver les accents justes pour exprimer le désarroi du capitaine écrasé par sa funeste mission. Une fois n’est pas coutume, Arnalta a un physique d’hommasse et même quelque chose de Michel Galabru dans La Cage aux folles lorsqu’elle revêt ses plus beaux atours pour célébrer le triomphe de sa maîtresse, mais l’émission fruste et les raucités disgracieuses de Robert Burt gâchent sa berceuse. Drusilla nous révélait le soprano lumineux et sain d’Ana Quintans, délicieuse actrice applaudie depuis à Paris dans Teseo (Haendel) et L’Egisto (Cavalli). Issue du Jardin des Voix, à l’instar de l’excellent Juan Sancho (Soldat), Katherine Watson, désarmante Cassandre dans La Didone de Cavalli dirigée par William Christie à Favart cette saison, a du charme à revendre et campe une Damigella particulièrement sémillante.
L’édition musicale de Jonathan Cable pratique un certain nombre de coupures, cependant elles ne concernent que des récitatifs secondaires et n’affectent jamais ni la beauté ni l’intelligence du drame. D’aucuns auraient sans doute davantage exploité la richesse du continuo (trio de luths et théorbes, deux clavecins et orgues, harpe, gambe, contrebasse, lyrone, violoncelle et dulciane) ou confié plus de ritournelles aux violons et cornets, mais la sobriété de William Christie s’avère conforme aux prescriptions des pères de l’opéra pour qui l’accompagnement doit guider le chanteur, sans diversion ni ornements superflus. Malgré son savoir-faire et d’indéniables atouts, le chef ne peut pallier l’absence d’une conception dramaturgique digne de ce nom et ne renoue pas avec le succès du Retour d’Ulysse (Aix, 2000, enregistré au Jeu de Paume en 2002). Les DVD du Couronnement de Poppée se suivent sans qu’aucune version ne réussisse à s’imposer à la fois sur le plan musical et théâtral. En attendant, il nous faudra encore glaner des instants de bonheur ici et là, chez Ponnelle/Harnoncourt (78-79), Grüber/Minkowski (2000) ou encore chez Pizzi/Christie pour les fêlures de Philippe Jaroussky et l’Octavie écorchée vive d’Anna Bonitatibus.