En 1919, Ravel écrivait à Colette : « J’avoue que l’idée me transporte de faire chanter un ragtime par deux nègres à l’Académie Nationale de Musique ». En 2010, Treemonisha faisait à grand bruit son entrée au Théâtre du Châtelet (voir recension). L’unique œuvre lyrique de Scott Joplin ! Le premier opéra noir ! Oui, mais encore fallait-il savoir ce que l’on allait exactement entendre. Comme l’explique Rick Benjamin dans le texte rédigé pour accompagner l’enregistrement qu’il dirige, la partition d’orchestre a été détruite en 1962 par le juriste qui dut gérer la succession du jazzman et compositeur Wilbur Sweatman (1882-1961) : les cartons contenant des pages et des pages de musique composée par son ami Scott Joplin furent alors jugés sans intérêt et anéantis sans pitié. On ne connaît donc Treemonisha que par la réduction piano-chant publiée en 1911, et toutes les représentations qui ont pu en être données depuis 1965 sont le fruit d’orchestrations répondant à des objectifs variés, la plus souvent interprétée étant celle de Gunther Schuller pour la production de l’Opéra de Houston en 1975.
Dans l’enthousiasme de la redécouverte, on avait voulu faire de Treemonisha le premier maillon d’une chaîne qui se poursuivait avec Porgy and Bess, alors qu’il n’y avait guère en commun entre Joplin et Gershwin. Les intentions de l’auteur de The Entertainer ou du Maple Leaf Rag étaient pourtant tout autres, et beaucoup plus modestes. Adoptant la même démarche que les chefs baroqueux, Rick Benjamin a donc souhaité dégraisser la partition de tout ce qu’on y avait ajouté, et proposer ainsi une orchestration plus proche de ce que Joplin pouvait avoir en tête : non pas une formation symphonique destinée à jouer dans une large fosse, mais un petit ensemble susceptible de se produire dans une salle aux dimensions modestes, soit à peu près une dizaine d’instruments et un piano. Benjamin s’est appuyé sur une connaissance quasi exhaustive de la musique de music-hall des deux premières décennies du XXe siècle (qui lui permet notamment d’affirmer que le banjo n’a pas sa place dans l’orchestration de cette œuvre). Et le PRO, fondé en 1985 par Rick Benjamin, joue sur « instruments d’époque », authentiques, dénichés chez des antiquaires. Le résultat est incontestablement séduisant, avec un son moins lourd que la version « habituelle » de Houston.
Du côté des chanteurs, on se situe très loin des Willard White et Grace Bumbry sollicités en 2010 par le Châtelet, et très loin aussi du cast réuni dans l’unique enregistrement qui existait jusqu’ici de Treemonisha (avec déjà Williard White en Ned). Au lieu de recruter des habitués des scènes lyriques, Rick Benjamin a fait le choix d’interprètes beaucoup plus familiers de l’univers du music-hall et du vaudeville 1900. Le résultat ressemble donc plutôt à une opérette de Gilbert & Sullivan par une troupe anglaise rompue à ce répertoire : pas de grandes (et souvent lourdes) voix, mais des timbres souples et expressifs correspondant au profil de leurs personnages. Anita Johnson est une Treemonisha fraîche et acidulée, à qui l’on prête sans peine les dix-huit printemps de l’héroïne ; AnnMarie Sandy, davantage présente dans les salles de concert classique, à en croire son CV, trouve les intonations maternelles qui conviennent à son rôle. Chauncey Parker est un ténor charmant, entendu à l’Opéra-Comique dans Porgy and Bess, mais un peu mis à l’épreuve par la valse « Wrong is Never Right » ; Frank Ward Jr. n’a pas toute la solidité du grave requise par l’ultime note de son air « When Villains Ramble Far and Near ». Le résultat, même s’il flatte moins l’oreille, est indéniablement plus convaincant que la version « grand opéra » : dictions plus claires, pâte musicale moins épaisse, carrures rythmiques plus nettes, émotion plus immédiate. Le ragtime opera est en train de connaître sa révolution baroqueuse.
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Scott Joplin: Treemonisha | Scott Joplin par Paragon Ragtime Orchestra and Singers