Devia, la dernière belcantiste
par Jean-Michel Pennetier
Après plusieurs décennies d’une carrière prudemment menée, Mariella Devia peut se permettre de prendre de nouveaux risques en abordant des rôles a priori un peu lourds pour son format vocal naturel, mais où elle peut encore faire valoir son incroyable maîtrise du belcanto romantique. Enregistrée en concert en 2010, sa Lucrezia dispose de beaux atouts pour séduire : une virtuosité impeccable (on en regrette d’autant plus l’absence de la cabalette de l’air d’entrée), une intelligence musicale hors pair (en témoignent les variations, peu habituelles, de la reprise de « Com’é bello ! »), une véritable science de la coloration (avec ces allègements de voix d’un raffinement ineffable), un timbre intact à défaut d’être particulièrement séduisant, et des piani extatiques. Concert en direct oblige, la voix affecte au début un léger vibratello qui disparait au fil de la représentation. Le suraigu est moins insolent et le souffle moins spectaculaire : le célèbre aigu filé dans l’ensemble final du prologue n’a rien d’exceptionnel et Devia ne tente pas le ré bémol final, réservant ces pyrotechnies pour la cabalette finale « Era desso il figlio mio » certes virtuose, mais sans l’impact dramatique de Joan Sutherland ou, plus près de nous, de June Anderson. Finalement, Devia est fidèle à elle-même : on aurait pu écrire pratiquement la même chose (aux suraigus près) pour ses Elvira des Puritani il y a trente ans ! C’est pourquoi, malgré ces quelques réserves, il faut chérir ce rare témoignage d’une artiste d’une grande intégrité, insuffisamment sollicitée par les éditeurs phonographiques et scandaleusement négligée par les théâtres de dimension internationale, la dernière grande soprano à s’être intégralement dédiée au répertoire romantique italien.
A l’inverse, Giuseppe Filianoti n’a guère pour lui qu’un timbre séduisant. Pour le reste, son chant frustre n’est qu’une lutte perdue d’avance avec une partition trop aigue pour lui : émission constamment en force, entre forte et mezzo forte, sans couleurs, sans sens donné aux mots. C’est un miracle si la voix ne se brise pas. Autre déception, l’enregistrement ne reprend pas l’air additionnel « Anch’io provai le tenere » écrit pour le ténor Mario (à ne pas confondre avec « T’amo qual s’ama un angelo » lui aussi au début de l’acte II et ressuscité par Alfredo Kraus à l’époque moderne) : Filianoti l’avait pourtant tenté à l’une des deux représentations comme en témoigne une captation qu’on peut apprécier sur YouTube.
La distribution est heureusement complétée par des jeunes chanteurs de haut niveau. Marianna Pizzolato, entendue dans ce même rôle à Liège en 2009 est un Orsini sans faille, proche de l’idéal : timbre agréable, agilité parfaite avec des variations bien en place, et en prime un personnage sympathique. Le jeune Alex Esposito a déjà l’autorité de l’abominable duc Alfonso. Beau timbre, voix bien placée et homogène sur la tessiture jusqu’en dans un aigu sans fatigue : un chanteur à suivre absolument, dont la carrière internationale décolle depuis quelques années. Bon comprimaro en la personne de Gregory Bonfatti en Rustighello, personnage essentiel de l’intrigue. Pour le reste, les petits rôles alternent le meilleur et le moins bon.
Pour des formations peu connues, l’Orchestre Philarmonique des Marches et le Chœur V. Bellini s’en tirent remarquablement bien. On sera plus réservé en revanche sur la direction routinière et sans tension de Marco Guidarini qui se contente d’accompagner les chanteurs, et passe à côté de la noirceur du drame.
Gaetano DONIZETTI
Lucrezia Borgia
Opera en un prologue et deux actes (1833)
Livret de Felice Romani
Lucrezia Borgia
Mariella Devia
Gennaro
Giuseppe Filianoti
Maffio Orsini
Mariana Pizzolato
Alfonso
Alex Esposito
Rustighello
Gregory Bonfatti
Gubetta
Stefano Rinaldi Miliani
Astolfo
Giacomo Medici
Jeppo / un usciere
Massimiliano Lucioni
Oloferno
Carlo Giacchetta
Apostolo
Roberto Gattei
Ascanio
Gianni Paci
Orchestra Filarmonica Marchigiana
Coro Lirico Marchigiano “V.Bellini”
Direction musicale
Marco Guidarini
Enregistrement effectué au Teatro delle Muse d’Ancone les 19 et 21 février 2010
2CD Bongiovanni GB 2560/61-2 130 mn