Dans La Finta Giardiniera, il y a beaucoup de déguisements et de scènes de séduction dans des jardins, comme dans Les Noces de Figaro. Il y a aussi un avant goût de Don Giovanni dans la multiplication des intrigues amoureuses renforcé par des figures féminines (Sandrina, mais aussi Arminda) qui ne sont pas sans annoncer Donna Elvira. Et à la rigueur, cette « philosophie » libertine qui plane sur l’œuvre a un avant-goût de Cosi fan Tutte, cependant que le point initial de la trame dramatique, la quête d’un être aimé parti au loin, a quelque ressemblance avec celui de L’enlèvement au Sérail. Nos lecteurs perspicaces se doutent bien que parler d’une œuvre exclusivement pour lui prêter de toute force de lointaines ressemblances avec d’autres, plus illustres, est un procédé fallacieux pour mieux éviter de chercher à s’émouvoir de ses propres qualités, pour ne pas avoir à s’imprégner de ses propres couleurs et de ses propres tonalités. Pour faire court : c’est mauvais signe.
Pour mieux mettre en valeur cette Finta, diriger une version à l’orchestre plus étoffé, est la solution retenue par René Jacobs. Le fruité des bois et des cuivres fait tout le prix de cette réécriture, jouée pour la première fois en 1796, et dont les musicologues se demandent si elle est de Mozart ou d’un habile imitateur : à restituer la richesse des couleurs et la variété des dynamiques, le Freiburger Barockorchester excelle. A le mener d’un geste ferme sur les chemins d’une musicalité rigoureuse, ouvrant la voie à un théâtre qui jamais ne s’alanguit, Jacobs est prompt. Avec La Finta Giardiniera, il n’imite ni n’annonce aucun chef d’œuvre en gestation. Œuvre d’un compositeur de 19 ans qui l’avait composée pour Munich avant de vouloir la transformer en Singspiel (Die Gärtnerin aus Liebe), elle est mal aimée comparée aux précédents opus mozartiens que le chef belge a voulu fouetter de sa battue trépidante : ce n’est pas la trilogie Da Ponte, ni La Flûte Enchantée, ni La Clémence de Titus, ni Idoménée. Mais elle a les mille nuances de ses airs, les ambitieuses proportions de ses scènes finales, et les charmes doux-amers de ses effluves de marivaudage. Tout ceci méritait d’être pris au sérieux, assurément. Mais il aurait aussi fallu considérer les certaines longueurs d’un opéra dont la durée excède celle de tous les autres qu’a écrits Mozart, dans cet enregistrement à la philologie inattaquable.
Le théâtre qui s’étire au risque de parfois s’étioler, même sous les nervures d’un orchestre idéalement incisif, laisse aux chanteurs une lourde responsabilité : celle d’incarner les personnages et d’habiter la pièce, même quand des personnages n’émergent que les silhouettes, même quand la pièce se fait théâtre d’ombres. Qui se plaindra alors d’avoir pour distribution une véritable équipe, où jeunesse et fraîcheur sont partout partagées ? Qui surtout oserait présenter ce beau collectif comme un manque de fortes individualités ? De ne pas avoir l’ahurissante brochette de stars alignée par Hans Schmidt-Isserstedt dans une version de 1972 enregistrée dans la langue de Goethe (Gerhard Unger, Helen Donath, Jessye Norman, Tatiana Troyanos, Ileana Cotrubas, Hermann Prey, qui dit mieux ?), ou la lumineuse Gruberova de l’intégrale Harnoncourt, nul ne se plaindra, puisqu’ici l’on a le Podestat viril et séducteur encore de Nicolas Rivenq, la Sandrina de Sophie Karthäuser, assez douce et sensuelle pour faire de « Noi donne poverine » ou de « Una voce sento al core » quelque chose comme la quintessence du chant mozartien, l’Arminda déchaînée d’Alexandrina Pendatchanska qui se fait maintenant appeler Alex Penda. A eux, qui savent prendre la vedette sans la voler à personne, ainsi qu’à l’ensemble du casting, ce ne sont pas seulement de beaux moments de chant (ou de parlando, au III !) que l’on doit ; mais encore la conviction que cette nouvelle Finta Giardiniera, qui trouve d’emblée sa place tout en haut de la discographie, s’imposait avec évidence.
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Wolfgang Amadeus Mozart : La finta giardiniera | Wolfgang Amadeus Mozart par René Jacobs