La photo de couverture ne laisse pas d’intriguer: le cadrage et la pose sont étranges, certes, Joyce DiDonato semble moins ouvrir la bouche pour exhiber son bel organe que pour saisir une proie invisible, mais c’est sa robe, à l’extravagance savamment déstructurée, qui retient notre attention. Un coup d’œil sur le livret confirme notre intuition : il s’agit bien de la création de Vivienne Westwood qu’elle portait sur la scène du Festspielhaus de Baden-Baden le 3 novembre dernier lors du concert inaugurant la tournée européenne et américaine de « Drama Queens » (voir compte rendu) – au total une vingtaine de dates pour presque autant de villes où la cantatrice et le Complesso Barocco se produiront jusqu’au 6 mars 2013. Ce détail vestimentaire en dit long sur la stratégie mise en place pour promouvoir l’album enregistré en juillet dernier. Si les moyens s’avèrent moins spectaculaires que ceux déployés pour la sortie des récitals thématiques de certains artistes abonnés au genre, l’opération est soigneusement planifiée et rien n’est laissé au hasard. C’est également en grande professionnelle que la mezzo-soprano américaine aborde cet exercice. Une fois encore, tout dans son interprétation semble avoir été mûrement réfléchi et d’ailleurs parfois plus calculé que senti et investi. La recette est éprouvée : prenez un concept, en l’occurrence les émois, poussés à leur paroxysme, de reines de l’opéra baroque (dans une acception large qui embrasse princesses et magiciennes et tolère aussi une incursion en terres classiques), glissez des raretés, voire des inédits (merci Alan Curtis) au milieu de pages dont la célébrité garantit le succès et le tour est joué ! Joyce DiDonato est devenue en quelques années une star de la planète lyrique, elle en incarne une valeur sûre et légitime y compris dans le premier bel canto comme l’atteste, derechef, cette riche anthologie. En revanche, la prestation ne tient pas toujours ses promesses là où nous en attendions peut-être aussi trop: dans le domaine du théâtre et des sentiments.
Il suffit de réécouter la chanteuse dans l’impérieux et menaçant « Ma quando tornerai » gravé en 2007 dans le cadre de l’intégrale d’Alcina dirigée par Alan Curtis, puis de découvrir sa reprise captée l’été dernier pour apprécier la solidité d’une voix saine et magnifiquement construite, sa fabuleuse soufflerie et son legato infini, sa plasticité, elle aussi, apparemment illimitée. Toutefois, la technique est nécessaire, mais non suffisante pour rendre justice à ce florilège essentiellement belcantiste et renouveler, par exemple, notre écoute d’un tube archi usé comme « Piangerò la sorte mia »: l’artiste se déchaîne comme personne dans la section B avant de laisser libre court à sa créativité dans un Da Capo raffiné, imprimant sa marque avec goût et sans surcharge. La précision rythmique, la vélocité et l’éclat des traits virtuoses nous éblouissent toujours et si nous avons du mal à reconnaître une explosion de joie dans l’air d’Orlandini qui ouvre le bal, la faute en incombe avant tout au compositeur, dont le langage peine à distinguer la jubilation de la fureur. Nous lui préférons justement le déferlement de colère extrait de cette même Berenice,retrouvée récemment dans une bibliothèque de Californie, où la reine juive rivalise d’agilité fébrile avec la Cléopâtre que Hasse destinait à Farinelli (« Morto col fiero aspetto »).
En revanche, la lecture de « Sposa, son disprezzata », conçu par Giacomelli pour le célèbre castrat (ici sur le texte du Bajazet de Vivaldi qui l’intégra à son pastiche en 1735) nous laisse sur notre faim : Joyce DiDonato développe une ornementation sophistiquée et aventureuse, mais elle se disperse quand une Bartoli se concentre, creuse l’expression et nous touche droit au cœur. Son Octavie (L’Incoronazione di Poppea) ne convainc pas davantage. L’abondance d’effets, parfois plaqués et sur joués, trahit une approche extérieure du rôle, aux antipodes du feu intérieur dont brûlent les impératrices outragées campées par Sylvie Brunet, Ann Hallenberg ou Anna Bonitatibus. En outre, dans le cas d’espèce, même les plus virulents détracteurs de Curtis ne pourront lui imputer des choix qui n’appartiennent qu’à sa soliste. « A ce degré de maîtrise vocale, écrivions-nous déjà lors de la parution de l’intégrale d’Alcina, la chanteuse pourrait s’oublier et laisser parler sinon la femme, du moins l’actrice ». A l’abandon, au lâcher prise, au risque, elle continue trop souvent de se refuser, contrairement à cette reine de l’opéra baroque qui « ne s’excuse jamais et ne dissimule rien » observe-t-elle, peut-être avec envie, et qui « met son cœur à nu ». Joyce DiDonato n’est décidément pas une « drama queen », ni au sens opératique que le terme revêt en l’occurrence, ni dans son acception plus courante. Le jeu de mots du titre échappera sans doute à certains mélomanes non anglophones: la locution « drama queen » désigne une personne qui dramatise volontiers et, par extension, un homosexuel plutôt efféminé, cabotin et très porté sur les envolées mélodramatiques, autant d’excès auxquels la diva ne semble pas prête de céder…
En revanche, la musicienne nous ravit par sa justesse de ton et sa sobriété dans l’enveloppante sicilienne de Porta, « Madre diletta, abbracciami » (Ifigenia in Aulide), sans doute la découverte la plus précieuse de ce disque avec le pénétrant lamento sur un rythme ternaire de la princesse Galsuinde dans la Fredegunda de Keiser, « Lasciami piangere », qui nous incite à entendre l’ouvrage dans son intégralité (Christoph Hammer l’a mis en boîte pour Naxos en 2007). Ce joyau doloriste éclipse l’air d’Octavie dans l’opéra éponyme du maître allemand, « Geloso sospetto », dont, fait remarquable, l’accompagnement se voit confier à un quintette de bassons sans partie de cordes. Autre bonne surprise à l’affiche de cet enregistrement: la déclaration d’amour d’Orontea, plus sensuelle et suggestive qu’il y a trente ans lorsque Helga Müller-Molinari ressuscitait l’héroïne de Cesti sous la conduite alors très sage de René Jacobs.