Dans ce genre universitaire naissant que pourraient bien être les « Opera Studies », il ne fait aucun doute que l’un des textes fondateurs est le livre de Catherine Clément paru en France en 1979, traduit en anglais en 1988 sous le titre Opera, or the Undoing of Women, avec une préface de Susan McClary (une autre référence dans ce domaine serait l’ouvrage de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat : Opera, Homosexuality, and the Mystery of Desire, paru en 1993 et toujours pas traduit en français). Le postulat de Catherine Clément, celui d’une « défaite des femmes », est ici battu en brèche sur plusieurs plans. Tout d’abord, cette théorie ne vaut que si l’on s’appuie sur le livret des principaux opéras du répertoire : en effet, sur le plan vocal, une héroïne qui meurt, même tuée par un homme, peut parfaitement être la figure dominante d’une œuvre. Une femme chante aussi fort qu’un homme, et sur une tessiture plus large. Loin d’apparaître comme des victimes, les chanteuses sont au contraire aux commandes et savent manipuler les émotions de leur public. C’est sur cet aspect que se concentre le livre intitulé The Arts of the Prima Donna in the Long Nineteenth-Century, recueil d’articles qui fait écho à un colloque organisé en juillet 2006 à l’université de Leeds. Dix-huit textes d’intérêt inégal – c’est la loi du genre – émanant de musicologues britanniques ou américains, qui se penchent sur les aspects les plus divers de ce qui faisait une diva, à la ville comme à la scène.
D’une première partie consacrée à la promotion et à la gestion de l’image, on retiendra avant tout un article sur les créatrices de Salomé et d’Elektra : si Marie Wittich prit bien soin de souligner sa respectabilité de femme mariée et ne voulut pas exécuter elle-même la danse des sept voiles, Annie Krull ne craignit pas de s’identifier à l’à peine moins scandaleuse fille d’Agamemnon. Dans cette même section, on lira avec intérêt le texte consacré aux premiers pas au cinéma de Geraldine Farrar et de Mary Garden : grâce à Cecil B. DeMille, la première rendit sa Carmen plus physiquement véhémente que jamais, alors que la seconde resta apparemment prisonnière d’un jeu assez guindé, malgré l’érotisme de sa Thaïs filmée.
La deuxième partie, intitulée « Fantasmes et représentations », aborde notamment l’image de la prima donna en littérature, et les origines du terme tel qu’il fut employé en français, notamment par Théophile Gautier, amant de l’une des sœurs Grisi, la contralto Ernesta. La mort si discrète de Mimi dans La Bohème est l’occasion d’une méditation sur l’art de mourir à l’opéra, texte auquel on peut en rattacher un autre, « Breath’s End : Opera and Mortality », dont l’auteur montre comment le vieillissement et la mort des chanteurs nous font prendre conscience du passage du temps et de notre propre statut de mortels. Le plus passionnant des articles de cette section est sans conteste celui que Gurminder Kaur Bhogal consacre à Lakmé, dans le cadre d’une réflexion sur le rôle structurel et dramatique de l’ornement – vocalises, mélismes – qui permet à la colorature d’échapper à ses fonctions habituelles (exprimer la frivolité ou la folie).
La dernière partie, « Cultures de la célébrité », se penche tout d’abord sur Angelica Catalani (1780-1849), qui fit sensation à Paris et à Londres en 1806 avec son interprétation de la reine babylonienne dans La Morte di Semiramide de Marcos António Portugal. Fascinant s’avère le parcours d’Emma Carelli (1877-1928) qui renonça à une belle carrière de soprano dramatique (Elektra fut l’un de ses derniers rôles) pour reprendre les rênes du Teatro Costanzi, à Rome, qu’elle géra de 1911 à 1926 ; dans cette maison d’opéra, une des rares à rester ouvertes pendant toute la durée de la Première Guerre mondiale, elle proposa un répertoire novateur et audacieux et fit venir de très grands artistes, jusqu’au jour où une lettre de Mascagni signala au Duce qu’il était temps de mettre un terme à son mandat. Le dernier texte nous fait sortir du « long XIXe siècle » et entrer dans la modernité, puisqu’il évoque la tournée de concerts donnée en Angleterre en 1924 par Amelita Galli-Curci, tournée qui ne suscita que désillusion chez des mélomanes dont l’oreille était désormais formée par l’écoute de disques : comparée à la perfection « mécanique » de ses propres enregistrements, Galli-Curci, trop humaine, ne pouvait que décevoir.