Tous les jours d’un certain mois d’août (est-ce 2012 ? 2011 ?), à quatorze heures, une semaine durant, Olivier Bellamy retrouvait Teresa Berganza dans son jardin, face à l’Escurial, ce géant de pierre connu des amateurs d’histoire et d’opéra verdien. Là, ils s’entretenaient pendant « près de cinq heures sans interruption… Teresa était toujours pleine de vie, de chaleur, d’enthousiasme… Avec émotion, spontanéité, humour, elle revivait sa carrière et sa vie ». De ces heures d’entretien entre l’animateur de Passion Classique et celle qu’il présente comme l’incarnation de la « cantatrice moderne, fine, belle », a jailli un manuscrit à l’image de leurs conversations : animé, sincère, chaleureux. Retravaillé, expurgé de ses questions telle une partition pour piano dont on aurait supprimé la portée inférieure, il est devenu tranche de vie, recueil de brèves réflexions et d’anecdotes, regroupées en 20 chapitres selon les thèmes abordés : l’enfance, les chefs d’orchestre, Carmen, l’amour, Maria Callas, la mise en scène, la famille, la haute-couture…
C’est qu’elle en a des choses à raconter, Teresa Berganza. Née le 16 mars 1933 à Madrid, d’une mère modelée de bon sens bourgeois et d’un père plus anticonformiste, épris de culture, elle devient un peu par hasard l’élève de Lola Rodríguez Aragón qui devine en elle la prodigieuse musicienne qu’elle est déjà et cherche à flatter sa « couleur naturelle de mezzo » plutôt que de la tirer vers les rôles de soprano lyrique, ce que son registre suraigu – jusqu’au mi bémol – autorisait largement. Dotée de deux anges gardiens, « Rossini pour la technique, l’agilité et Mozart pour le style, l’âme » et surtout d’une personnalité hors du commun, dont chaque phrase de ce livre révèle le caractère, elle s’impose rapidement de l’avis de tous comme « la mezzo-soprano du siècle ». Aix-en-Provence d’abord, (Gabriel Dussurget en l’auditionnant s’exclame « Mais c’est la voix de la Malibran ! »), puis Milan et Buenos Aires, ses deux théâtres fétiches, New York, Londres, Vienne, Paris ainsi que toutes les plus grandes maisons d’opéra du monde acclament ses Dorabella, Cherubino, Rosina, Cenerentola… Joseph Losey lui demande d’être Zerlina sur grand écran quand il entreprend de filmer Don Giovanni. Maria Callas la supplie de chanter Adalgisa aux côtés de sa Norma. Riccardo Muti, à genoux devant elle, trouve qu’elle est l’incarnation de Mozart. Après une première rencontre orageuse, Karajan se prend de passion pour elle. On ne compte plus les hommages qu’aujourd’hui, à 80 ans passés, Teresa Berganza aime à se remémorer avec franchise et un naturel savoureux qui fait que l’on déguste chacun de ses propos comme une gourmandise. Sans forfanterie, ni fausse pudeur, la femme prend souvent le pas sur la cantatrice : la fille au tempérament passionné que l’on surnomme la « divine impatiente », la mère de trois enfants, la grand-mère dont le pire moment de l’existence est la maladie de sa petite-fille Sofia, l’épouse au pluriel, l’amante, sensuelle et gourmande, l’amie désintéressée. Ainsi, petit à petit, se dessine le meilleur des portraits, complété en fin de volume par une discographie et une chronologie, plus vivant que n’importe quelle biographie, moins compassé qu’un livre d’entretiens, plus distrayant qu’instructif mais toujours intéressant. « Je pense que le plus important dans la vie, c’est la santé, l’amour, la musique… et un bon verre de vin rouge », conclut Teresa Berganza. A votre santé, Madame.