Neuf années séparent cet album du premier récital de Franco Fagioli (Haendel et Mozart/ Arte Nova) : l’ampleur de la métamorphose force l’admiration. Dans l’intervalle, l’artiste a participé à d’importantes productions scéniques et discographiques (L’Incoronazione di Poppea et Il Ritorno d’Ulisse in Patria, Giasone de Cavalli, Giulio Cesare, Ariodante et Teseo, l’Orfeo ed Euridice de Gluck ou encore l’Artaserse de Hasse), il a abordé Rossini (Aureliano in Palmira) et même la création contemporaine (Ainadamar d’Osvaldo Golijov), tout en délivrant de sa gangue pour le polir un diamant d’une eau exceptionnelle. Adoubé par Cecilia Bartoli avec qui il s’est produit en concert à Londres et à Bruxelles, il a ensuite triomphé dans l’Artaserse de Vinci, sur la scène de l’Opéra de Nancy puis lors d’une tournée européenne – ce spectacle phare de la saison dernière sera remonté à Versailles au printemps 2014. Max-Emanuel Cencic, à l’origine de cette fastueuse résurrection, est crédité comme directeur artistique de cet hommage à Caffarelli qui marque l’arrivée de Franco Fagioli chez Naïve. Dommage qu’il n’ait pas pris la plume pour expliquer la genèse du programme, car le livret, richement illustré et confié à des spécialistes (Patrick Barbier et Nicholas Clapton), ne nous apprend rien sur les méconnus Cafaro, Sarro ou Manna qui partagent l’affiche avec Hasse, Leo, Vinci, Porpora et Pergolesi.
Que savons-nous de Gaetano Majorano, dit Caffarelli ? La postérité a surtout retenu la légende selon laquelle Porpora lui aurait fait travailler pendant cinq ou six ans la même feuille d’exercices avant de le congédier sur ces paroles : « Va mon fils : je n’ai plus rien à t’apprendre. Tu es le plus grand chanteur d’Europe. » Elle a également monté en épingle sa rivalité avec Farinelli, en vérité une concurrence éphémère et qui n’a jamais tourné à l’inimitié, probablement en raison de l’urbanité et de la proverbiale douceur de caractère de Carlo Broschi qui l’invita même à se produire en Espagne. De fait, la première « diva » au sens péjoratif du terme était en réalité un « divo » et les frasques de Caffarelli, personnage détestable et querelleur, ont souvent relégué au second plan un talent bien réel que ce disque met aujourd’hui en lumière.
L’acrobatique extrait du Valdemaro de Sarro (« Un cor che ben ama »), ouvrage dans lequel il fit ses débuts à l’âge de seize ans (Teatro San Carlo, 1726), donne une idée de la précocité de ses dons et de sa virtuosité. Mais si Caffarelli éblouissait son auditoire par l’agilité et la grâce de son chant, il semble ne l’avoir jamais bouleversé, contrairement à Farinelli qui sut briller mais également toucher les cœurs. L’anthologie gravée par le contre-ténor argentin embrasse trente-cinq ans de la carrière du musico (L’Ipermestra de Cafaro fut créé en 1761 et non en 1751 comme l’indique la notice), privilégiant l’école napolitaine au travers de magnifiques arie di tempesta ou di furore et de galantes mélodies, mais à l’exclusion du pathétique, n’était la mélancolie douce amère de Leo (« Misero pargoletto »). Elle fait d’ailleurs aussi l’impasse sur la collaboration du chanteur avec Haendel (Serse, Alessandro Severo et Faramondo). Reconnaissons que l’intérêt musical et dramatique de certaines pièces s’avère relativement limité, tout comme hier celui de certaines plages du Sacrificium de Cecilia Bartoli. L’essentiel réside dans la performance du soliste, tout simplement inouïe dans cette catégorie vocale.
Il y a vraiment quelque chose d’excitant, de jubilatoire même à l’idée qu’un homme puisse aujourd’hui défendre ce répertoire sans outrager la Nature et tenir la dragée haute à la poignée de cantatrices qui s’y montrent crédibles. L’organe de Franco Fagioli ne laisse pas de surprendre par la densité du timbre et par la couleur de son médium, étonnamment chaude et sombre pour un contre-ténor, en outre, il affiche des ressources comparables à celles des mezzos les plus athlétiques : un vaste ambitus, depuis des graves charnus et parfois même outrageusement poitrinés jusqu’à des suraigus éclatants qui flirtent avec le soprano (contre-ré dans la cadence d’« Odo il suono di tromba guerriera » de Manna où le chanteur affronte trompettes et timbales), de la puissance, du mordant et une maîtrise du souffle qui lui permet d’assumer crânement les cascades de vocalises truffées de sauts d’intervalles (« In braccio a mille furie » de Vinci) comme de nourrir les longues phrases des airs tendres en les dotant de dégradés subtils. Si Jochen Kowalski avait déjà fait sensation en son temps par la virilité de son métal et la qualité de sa projection, sa vocalisation, en revanche, était nettement moins souple et son style, fort rudimentaire. De surcroît, à l’instar de nombreux interprètes du bel canto, il éludait deux ornements pourtant essentiels et même emblématiques de l’art des castrats : le trille, qui s’épanouit magnifiquement chez Fagioli, en particulier dans le « Lieto così talvolta » de Pergolesi, et la messa di voce sur laquelle s’ouvre le « Cara ti lascio, addio » de Manna.
Riccardo Minasi et son ensemble Il Pomo d’Oro plastronnent dans la bravoure, rutilante à souhait, mais leur coup de griffe systématique à la fin des numéros lasse tandis que l’accompagnement, dans les mouvements lents, manque de sensualité et de finesse. Ce ne sont là que de menues réserves, Fagioli n’ayant de toute façon besoin de personne pour déployer sa vocalité hors du commun. Le public de la Salle Gaveau se souviendra longtemps de sa reprise, au débotté et a cappella, du « Vo solcando un mar » de Vinci (Artaserse) que lui avait demandé un spectateur (voir compte rendu). Par contre, cet enregistrement nous laisse à peine entrevoir la personnalité de l’interprète dont, du reste, le lyrisme pourra paraître un peu trop retenu. Gageons que la sensibilité de l’artiste s’exprimera davantage dans son prochain disque qui devrait être consacré à Porpora.