Le Couronnement de Poppée, triomphe de la volupté et de l’ambition, fascine tous les amateurs d’opéra baroque depuis un siècle. Malipiero en a publié la première édition moderne de l’après-guerre, non sans prévenir que « persuadé que la faiblesse du livret a nui au succès du Couronnement de Poppée dont la musique est pourtant admirable, [il] a supprimé ou déplacé quelques scènes […] afin de rendre l’action dramatique plus vivante ».
Aussi, chaque nouvelle production du chef d’oeuvre de Monteverdi réserve son lot de surprises, attendues pour ce qui relève du choix opéré par le chef entre les deux sources (Venise et Naples), des coupures éventuelles en fonction de ses conceptions esthétiques et dramaturgiques ; imprévues pour ce qui concerne la réalisation scénique. La pluralité des sources et des arrangements autorise des lectures très diverses.
René Jacobs est familier de l’ouvrage. Ainsi nous souvenons-nous de sa gravure pour Harmonia Mundi en 1990 (avec Borst, Laurens, Larmore et le Concerto vocale, Gand). La réédition du présent DVD restitue la production qu’il réalisa trois ans après à Schwetzingen. Version allégée de plus de trois-quarts d’heure de musique par rapport à son premier enregistrement. « Arrangement musical de René Jacobs » signale la notice. Liposuccion ou chirurgie viscérale ? Le prologue est supprimé. La scène de l’acte 2 où le valet et la demoiselle badinent après la mort de Seneca aussi. Il en va de même du monologue d’Ottone avant qu’il se soumette au désir de vengeance d’Ottavia… L’action ne s’en trouve pas profondément altérée.
La beauté sonore de la pâte instrumentale garde sa magie : superbe instrumentation rutilante, ronde et colorée à souhait, mais dont le poids et la profondeur sont là pour rappeler quelle était la pratique en vigueur il n’y a pas si longtemps. On comprend mal cependant le parti de René Jacobs de réunir une formation aussi nombreuse* si ce n’est la nécessité de s’adapter à l’acoustique du lieu. Un modèle de direction, c’est ce que l’on attend de ce grand chef baroque, et l’on n’est pas déçu. Ritornelli et sinfonie prennent sous sa baguette une vie et une densité rares. Une attention permanente au sens et à la ligne vocale confère une grande souplesse au discours, ménage des contrastes pour donner à cette musique une vie singulière. La riche ornementation pare le chant et le discours instrumental d’une vérité stylistique que peu avaient alors atteint.
La Poppea de Patricia Schumann est crédible, la voix est belle et le discours bien conduit, mais où sont le calcul, la rouerie d’une Rachel Yakar, de Sonia Yoncheva ? Si on peut préférer un Nerone chanté par un contreténor, tel Max-Emanuel Cencic, plus conforme à la vérité historique, celui du ténor Richard Croft est d’une réelle beauté, même s’il n’emporte pas toujours l’adhésion faute d’épaisseur donnée au personnage. Jeffrey Gall incarne un Ottone émouvant. Dès son long monologue qui ouvre le premier acte, les qualités du chant et du jeu sont bien présentes. C’est sans doute un des points forts de la distribution. Kathleen Kuhlmann est une émouvante Ottavia, peut-être trop sage dans sa révolte. La Drusilla de Darla Brooks a la voix de l’emploi. Harry Peeters (Seneca) paraît en retrait : le chant manque d’autorité, le jeu théâtral, artificiel, est difficilement crédible, si ce n’est dans la scène de sa mort. Dominique Visse, dont les qualités vocales sont connues, campe ici une nourrice d’anthologie : cynique à souhait, désopilant, son jeu est proprement extraordinaire, sans les outrances ultérieures. Etsuko Kanoh est un valet impertinent au chant et à la présence rafraîchissants, une belle voix, bien timbrée, expressive. Une distribution inégale donc, mais la direction inspirée de René Jacobs et la mise en scène de Michael Hampe unifient l’ensemble. La simplicité du spectacle a parfois été critiquée : le sommet d’une mappemonde sur lequel évoluent les chanteurs, un minimum d’accessoires sur un fond mobile. Cette approche particulièrement originale a le mérite de concentrer l’attention sur les chanteurs, et leur direction permet à l’action de ne jamais lasser. Les bruits de scène, les déplacements rappellent le live et ne dérangent pas l’audition. Signalons l’absence du livret de la maigre plaquette trilingue pour un simple résumé de l’action. Pas un mot sur les artistes, sur la mise en scène, ni sur les choix de René Jacobs, hélas..
De la dizaine de versions vidéo du Couronnement de Poppée, il en est de plus flamboyantes, telle celle d’Emmanuelle Haïm, par exemple, mais celle-ci n’en garde pas moins toute sa beauté musicale. Le spectacle n’a pas pris une ride, si ce n’est le luxe capiteux de la trame orchestrale.
* Harnoncourt commettait le même choix. Malgré les révélations de Denis Arnold, dès 1963, rapportant que les instrumentistes du Teatro San Cassiano, rival du Grimano, n’étaient, en 1650, qu’une dizaine pour jouer Cavalli.