On attendait à l’automne une vidéo de la nouvelle production d’Aida à Vérone en 2013 réalisée par La Fura dels Baus, on a droit à une nouvelle version de celle, mythique, de 1913. Lutte entre les anciens et les modernes ? Là n’est pas vraiment la question. Mais la captation de ce spectacle, parfaitement connu (voir notamment les comptes rendus de 2008, 2011 et 2012), n’aurait apporté du nouveau à la vaste vidéographie de l’œuvre que si elle avait bénéficié d’une distribution exceptionnelle et d’une production vidéo soignée, ce qui n’est pas le cas.
La première représentation d’Aida eut lieu dans les arènes de Vérone (15 000 spectateurs) en 1913, et constitua le début d’un festival permanent. Depuis, plus de 600 représentations du chef d’œuvre de Verdi y ont été données, sans compter les reprises à l’étranger en plein air. Nombre de metteurs en scène et de décorateurs réputés ont participé à diverses productions de cet opéra, mais jusqu’en 1936 et depuis 1982, c’est celle, « historique », de 1913 qui a été le plus souvent reprise, y compris ces dernières années. C’est un grand spectacle « péplum » (200 figurants, 164 choristes, 60 danseurs, 14 enfants, 35 musiciens en costume), qui s’intègre parfaitement bien au plein air et aux arènes romaines.
Toutefois, il y a à Vérone les bons soirs et les moins bons, et c’est sans doute une erreur d’avoir effectué la captation un samedi. Tout le monde sait en effet que ce jour – où d’ailleurs le prix des places est majoré – n’est guère propice. C’est en effet le moment où se déversent les cars de touristes venus pour le week-end d’un peu partout et notamment de Munich. Les spectateurs, qui sont là pour voir du grand spectacle, se soucient peu des détails psychologiques de l’œuvre, et se laissent facilement distraire par les allées et venues d’un chat (heureusement blanc) qui se promène sur la scène au premier acte de cette vidéo. Ils applaudissent de manière intempestive et souvent décalée, et ne vibrent qu’au démarrage des trompettes et du défilé ; leurs réactions allant decrescendo aux actes III et IV confirment la fatigue d’un public peu concerné.
Mais surtout, la qualité de la captation vidéo n’est pas au rendez-vous, et ne rend pas bien l’atmosphère si particulière du lieu. Les seules caméras, dont une accrochée à une grue et qui donne le tournis, se trouvent du côté du public. Aucune caméra sur scène au milieu des chanteurs (Pierre Jourdan n’a pas vraiment fait école…). Les plans, en général en plongée, sont sans originalité, et l’utilisation abusive du téléobjectif de face écrase les perspectives. Les traces d’usure des décors, invisibles de loin, donnent en gros plan la fausse impression d’une production peu soignée. Annoncé enfin comme HD, le DVD présente des défauts de définition, et les images, comparées par exemple à celles de la dernière captation de l’œuvre au Metropolitan Opera, sont d’une qualité très moyenne.
Daniel Oren au pupitre n’est pas non plus dans son meilleur jour : nombreux décalages, battue souvent précipitée, effets orchestraux appuyés desservent l’œuvre. Le plateau, très inégal, est aisément dominé par Hui He. La cantatrice chinoise qui, rappelons-le, chante depuis moins de quinze ans (voir les cinq questions que lui a posées Christophe Rizoud en 2008), s’affirme de plus en plus, et confirme ici qu’elle est une des bonnes Aïda du moment. Son jeu scénique a gagné en sobriété, et ses qualités vocales ont également progressé, se déployant avec des nuances et des notes filées rappelant Caballé. A ses côtés, Ambrogio Maestri campe un Amonasro dans la grande tradition : sa haute stature le rend irrésistible en grand sauvage colonisé (rappelons qu’il s’agit d’une production « historique » !) ; quand il se précipite à la fin de l’acte III un poignard à la main sur Amnéris, celle-ci n’a même pas à feindre la peur : la violence de l’attaque semble l’avoir vraiment terrorisée. On connaît par ailleurs ses qualités vocales qui, dans ce rôle, privilégient néanmoins l’efficacité à la finesse. Le roi de Roberto Tagliavini est tout à fait remarquable. Marco Berti assure avec professionnalisme le rôle de Radamès, mais plus dans la grosse artillerie que dans la dentelle, sauf pour la scène finale où il forme avec Hui He un couple très musical. Le messager d’Antonello Ceron et la prêtresse d’Antonella Trevisan sont fort honorables.
En revanche, l’Amnéris de la cantatrice hongroise Andrea Ulbrich est vraiment impossible, à tous points de vue. Piètre actrice, minaudant à l’extrême et à la limite de la caricature, elle donne l’impression d’une Azucena harengère des halles égarée en Égypte. Les yeux rivés en permanence sur le chef, elle ignore totalement ses partenaires. Côté vocal, le médium est souvent absent, la voix bouge, la justesse est toute relative et les passages incessants sont particulièrement lassants. Le Ramfis de Francesco Ellero d’Artegna montre quant à lui une fatigue vocale qui trahit l’âge de cet artiste par ailleurs fort talentueux et sympathique.
Aucun bonus, alors que nombre de sujets, et notamment le rappel des origines de cette production avec une interview de Gianfranco Di Bosio, auraient été les bienvenus. Sous-titres en anglais, français, allemand et japonais. Notice de 20 pages bien illustrée, en anglais, français et allemand.
Ceux qui n’ont pas encore de DVD d’Aïda ont un large choix, puisqu’il existe une dizaine de versions officielles sur le marché. Pour ceux qui souhaitent privilégier la qualité du film et de l’image d’un grand péplum traditionnel, pas l’ombre d’une hésitation, c’est la captation récente du Metropolitan Opera qu’il leur faut (Violeta Urmana, Johan Botha, Dolora Zajick, Carlo Guelfi, direction Daniele Gatti). En revanche, ceux qui veulent rester à Vérone ont le choix entre deux versions précédentes, la grande tradition (Leyla Gencer, Carlo Bergonzi et Fiorenza Cossotto dirigés en 1966 par Franco Capuana), en noir et blanc, et la même production de Gianfranco de Bosio que le présent DVD, fort bien filmée en 1992 en couleurs, avec toutefois une moins bonne Aïda (Maria Chiara, Kristján Jóhannsson, Dolora Zajick et Juan Pons, sous la solide direction de Nello Santi), mais qui permet de plus de juger de toutes les simplifications apportées depuis au décor, à l’exception du beau velum ajouté à la scène finale.