Susan Chilcott est morte à 40 ans le 4 septembre 2003. Le présent disque vient rendre hommage, dix ans après son décès, à une personnalité extrêmement attachante, que le public parisien avait eu l’occasion d’entendre dans plusieurs rôles : Fiordiligi à la création en 1996 de la production de Così récemment repris à Garnier, elle fut Tatiana d’Eugène Onéguine puis Ellen Orford aux côtés de Ben Heppner dans l’impressionnant Peter Grimes de Graham Vick à Bastille ; on put aussi l’entendre dans Wintermärchen de Philippe Boesmans au Châtelet. De cette carrière brutalement fauchée par le cancer, il reste somme toute assez peu de témoignages : l’heure n’était pas encore à la captation régulière des spectacles en vue de leur diffusion en DVD, ni à l’enregistrement systématique de récitals destinés à lancer les jeunes chanteurs. Susan Chilcott n’a guère participé qu’à quelques enregistrements de studio : The World of the Spirit, de Britten, dirigé par Richard Hickox (Chandos), Pepita Jiménez d’Albeniz (Harmonia Mundi), un disque de musique religieuse de Schubert dirigé par Peter Schreier, et c’est à peu près tout. Heureusement, le live a permis de lui rendre justice et, cinq ans après sa mort, le label Cyprès rendait hommage à la soprano britannique en publiant des extraits d’œuvres qu’elle avait chantées sur la scène bruxelloise, du Britten (The Turn of the Screw, Peter Grimes), du Verdi (Otello), le Boesmans mentionné plus haut – dont l’intégrale a été également diffusée, comme celle du Tour d’écrou – et, un peu plus inattendu, le Compositeur dans Ariane à Naxos, rôle désormais souvent réservé aux mezzos mais créé par une soprano, Lotte Lehman pour ne pas la nommer, et que son aisance dans le grave lui permettait d’aborder.
Dans sa série de récitals vocaux, Opus Arte n’a pas toujours eu la main heureuse (voir compte rendu), mais en revenant sur une artiste disparue, la firme remporte cette fois un beau succès. Le disque associe live inédit et studio déjà publié. D’un album Copland paru chez Black Box en 2004 ont été conservées les 25 plages chantées (en écartant les Four Piano Blues qui y figuraient également). Cela a permis d’adjoindre à ces prises de studio la captation en direct d’un concert donné à La Monnaie deux ans auparavant, pour un minutage total particulièrement généreux. L’inédit reflète un de ces programmes poético-musicaux que Susan Chilcott aimait à élaborer avec la complicité de l’actrice Fiona Shaw et du toujours fidèle pianiste Iain Burnside. On y trouve une sélection de mélodies inspirées par l’œuvre de William Shakespeare, représentatives d’écoles, de styles et d’époques diverses, où le bien connu côtoie le plus rare. Le premier des Lieder der Ophelia de Strauss côtoie la Mort d’Ophélie de Berlioz, mais on découvre aussi une pièce du compositeur américain contemporain Dominick Argento. Le livret d’accompagnement, riche notamment de photographies montrant Susan Chilcott en scène, surtout à Bruxelles, ne nous apprend à peu près rien sur les œuvres ; « Orpheus with his Lute », extrait de la pièce historique Henry VIII dont le texte n’est sans pas de la seule main de Shakespeare, a inspiré bien d’autres compositeurs anglophones que Vaughan Williams, et les Six Elizabethan Songs (1958) sont une des toutes premières œuvres d’Argento (né en 1927), où sont mis en musique des textes qui ont également inspiré Britten. De Britten justement, Susan Chilcott offrait au public bruxellois une des quatre Cabaret Songs écrites à la fin des années 1930 sur des poèmes de W.H. Auden : ce parcours éclectique lui ayant permis de présenter toute la diversité de son talent, la chanteuse concluait sur un bis tiré des Old American Songs de Copland.
Et c’est justement Copland qui occupe toute la première moitié de ce disque. Il y avait un certain courage, de la part d’une Anglaise, à s’approprier des mélodies que les chanteurs américains sont à peu près les seuls à interpréter. Thomas Hampson a beaucoup contribué à populariser « I bought me a cat », dernier numéro du premier groupe de cinq Vieilles Chansons américaines, et l’on entend parfois en Europe le n°4 du même cycle, « Simple Gifts » (voir le disque de Kyle Bielfield récemment chroniqué), mais il y a presque tout à découvrir dans ces deux séries d’arrangements conçues par Copland au tout début des années 1950. Susan Chilcott les chante avec le naturel qui convient, mais aussi avec une sorte de dignité très British qui rappelle un peu la noblesse de ton d’une Felicity Lott ; du reste, cela n’a rien d’absurde puisque le Set 1 fut créé à Aldeburgh par deux artistes qui n’avaient rien de yankee, Peter Pears et Benjamin Britten. Les 12 Poèmes d’Emily Dickinson, de 1950 aussi, échappent encore plus complètement au folklore étatsunien puisqu’ils mettent en musique les textes mystérieux d’une des plus grandes voix poétiques de l’Occident. Copland a su trouver le juste dosage entre étrangeté et simplicité, et Susan Chilcott leur prête son timbre chaleureux et dénué de toute affectation. Les trois autres mélodies qui complètent ce beau programme datent en revanche des années 1920 ; elles aussi confirment l’impression que cette artiste savait tout faire, et qu’à la vingtaine de rôles qu’elle eut le temps d’incarner en quinze ans auraient dû s’en adjoindre bien d’autres.