Ce huit-centième enregistrement (au moins) des Noces de Figaro se prétend follement novateur et totalement original. Allons bon. Il suffit de nous dire cela pour qu’on l’écoute avec grande méfiance, voire un certain brin de malveillance. Car prétendre faire la leçon à Kleiber, Karajan, Böhm, Walter, Harnoncourt, Muti, Solti impose des preuves, et plus vite que ça. Plus qu’on n’écoute, donc, on scrute, on examine, on carotte, on farfouille.
Et, il faut bien le dire, à la quatorzième audition intégrale de cette nouvelle version, on n’est pas mécontent.
On se doit même d’avouer une certaine satisfaction face au travail de Teodor Currentzis et de son équipe. On n’est pas bien loin de se déclarer conquis. Pour peu qu’on nous y pousse, on se permettra même de confesser un immense bonheur, une joie intense, des transports enthousiastes.
Bref, en un mot comme en cent, ce type est un génie.
Ne nous arrêtons pas à l’ouverture : il est presque impossible de la manquer. Disons qu’il la réussit mieux que 99% des chefs, car il y met une sorte d’élan dansant et sensuel irrésistibles. Mais bon, c’est trop facile. Passons à la suite. La suite, c’est … la même chose.
Cette folle journée est une journée dingue. La tension y monte, y retombe, revient, nous étrangle, nous lâche, nous reprend. L’œuvre s’empare de nous comme une houle, comme un torrent qui nous propulse et nous rend avides de la suite, sans trêve, sans pause.
Pourtant, Currentzis ne semble pas chercher la hâte : il cherche surtout un pouls. Et nous-mêmes devenons rythme, et parfois transe. Chaque finale est une fête sonore et dramatique. Les déflagrations s’intensifient – n’est-ce pas ce que voulait Mozart ? Mais la tendresse y est, elle est même tout à fait singulière, inouïe peut-être à ce point chez Mozart : car elle est dans la vibration du son – qu’ils soient instrumentaux ou vocaux. Rarement voire jamais aura-t-on entendu un tel raffinement, un tel modelé non des couleurs ou des timbres même, mais du vibrato. Simone Kermes est à cet égard exemplaire, avec un « Dove Sono » de sonore dentelle, mais le « Deh vieni » de Fanie Antonelou avec cet espèce de souffle sur la voix, volontaire, altérant légèrement le timbre, comme un halo, comme un frisson, est également admirable, comme l’est le pas cadencé du « Non più andrai ». Oui, ce qui vibre vit.
On pourra certes s’agacer du goût du chef pour l’accentuation systématique sur les premiers temps, mais c’est ce caractère systématique justement qui fait comprendre comment le discours mozartien s’articule, se relance, se nourrit de lui-même, bondit et rebondit, et combien un même procédé, répété cent fois, produit toujours un effet de surprise et non de lassitude.
A quoi bon détailler ce qui, par mille détails, fait un ensemble neuf ? Allez donc écouter, plongez et ne ressortez qu’une fois terminée l’expérience de cette course aux mille détours. Et vous me direz aussi si vous n’avez pas remarqué qu’une star est née : Andrei Bondarenko, tout simplement le meilleur Comte depuis, depuis… depuis très longtemps ! L’aisance, la jeunesse, la fièvre, la fibre mâle, la sensualité, le métal, la brutalité, et ce murmure renversant sur « Contessa perdono », tout est superlatif, mieux : définitif. Il ne sera pas Guglielmo dans le proche Cosi. J’ignore si Currentzis fera de lui son Don Giovanni – mais on ne peut qu’en rêver.
Bref, une version pour le moins recommandable.