Ce n’était pas rien, cette Flûte enchantée de Salzbourg, en 2012. La production tentait de réitérer un coup de maître, celui du metteur en scène Claus Guth qui, en 2006, dans ce même festival, avait retourné avec brio le sens des Noces de Figaro pour révéler qu’en réalité, Suzanne était une noire manipulatrice, Figaro, un benêt cocu, le Comte, la victime tragique d’un amour passionné. Réussit-on deux fois un coup pareil ?
Pour y prétendre, il faut d’abord une distribution qui tienne la route. Il y a ici une Pamina (Julia Kleiter) tout bonnement éblouissante, dont la voix offre l’équilibre idéal et aristocratique, d’une clarté et d’une douceur profondément incarnées et charnelles. On croirait que le rôle est écrit pour elle, tant chacune de ses inflexions semble une évidence. A ses côtés, le Tamino un peu léger et engorgé de Bernard Richter manque de quelques couleurs. Mais ce que sa voix lui refuse, il le compense par une certaine élégance dans le phrasé et une belle intelligence musicale. De couleurs, on n’en manque pas, en revanche, chez le Papageno de Markus Werba, dont la voix aussi charnue que saine fait un oiseleur joyeux, presque provocateur. Seule véritable ombre au tableau, la Reine de la nuit de Mandy Fredrich qui, sur fond d’intonation flottante, confond vocalises et vibrato. Enfin, on regrette un peu que Georg Zeppenfeld n’ait pas tout à fait l’ampleur vocale consolante et réconfortante qu’on attend d’un Sarastro : si la ligne est magnifique, le chant peine à toucher, du fait d’une certaine froideur. Et si cette réserve convient au personnage voulu par la mise en scène, on se demande tout de même si ce n’est pas au détriment du spectateur.
Il faut ensuite un chef qui, à l’unisson d’une telle relecture, réinterroge la partition. On retrouve là le son et la science du discours musicale de Nikolaus Harnoncourt. Mais à force de vouloir ciseler Mozart, il risque souvent d’être castrateur. D’un côté, on se régale de cette déconstruction du discours musical, de tout ce qu’il fait dire à la partition. De l’autre, on regrette que, trop souvent, le son soit brusqué, la phrase interrompue. On voudrait que la musique puisse se développer davantage, que les scènes puissent exister. Il y a quelques moments sacrés dans la Flûte enchantée, comme les retrouvailles de Tamino et Pamina. Ici, la transcendance se perd dans le morcellement que subit la partition.
Ces ingrédients réunis, on en vient donc à la mise en scène. Pour Jens-Daniel Herzog, Sarastro ne vaut pas mieux que la Reine de la Nuit : savant fou, il enferme Tamino et Pamina pour leur faire subir une série d’expériences inquiétantes dans les bâtiments d’une étrange université. Les « Lumières » de 1791 ne sont donc ici que science sans conscience. Dès lors, le vote des prêtres, au début de l’acte II, devient le vote inquiétant de la communauté scientifique sur la poursuite des expérimentations. Dès lors, le paternel « In diesen heilig’n Hallen » semble aussi désagréable à Pamina que les imprécations vengeresses de sa mère. Dès lors, dans le final, Sarastro se bat avec la Reine de la Nuit pour récupérer un étrange pendentif qui n’est pas sans rappeler l’anneau du Nibelung. Dans ce monde fascisant où les trois enfants ne sont pas plus rassurants que les adultes, Tamino, Pamina, Papageno et Papagena sont la seule lueur d’humanité, les seuls qui perçoivent la duperie, et qui choisissent, dans un final malheureusement un peu léger, de quitter cette folie.
Adhère-t-on à cette lecture bouleversée de la Flûte enchantée ? Pas tout à fait. D’abord, raison mineure, parce que la scénographie est un peu maladroite : il y a trop de bibelots bizarres, de digressions faites pour amuser le public, de costumes comiques qui parsèment l’action pour nous laisser y croire vraiment. Ensuite, raison majeure, contrairement aux Noces de Figaro de Claus Guth, on ne sent pas une nouvelle œuvre se révéler. La musique dit trop souvent et trop nettement l’inverse de ce que l’action nous montre. Tout semble dès lors forcé, artificiel, et plutôt qu’être remise en cause, notre vision de ce qu’est la Flûte enchantée s’en trouve confortée. Encourageons vivement, pourtant, ces tentatives de relecture fortes : lorsqu’elles réussissent, elles comptent parmi les créations les plus enthousiasmantes qui soient. Rien que pour avoir mis en doute, l’espace d’un instant, le sens de la Flûte enchantée, cette production était justifiée, et nécessaire.