Dans la catégorie « chefs d’orchestre qui ont des choses à dire sur la musique », Nikolaus Harnoncourt semble presque hors-concours, tant on sait bien que l’ex-aristocrate autrichien s’est toujours fait remarquer par des prises de position claires et revendiquées. Les précédents ouvrages du ci-devant comte de La Fontaine avaient été publiés chez Gallimard : Le Discours musical d’abord (1984), puis Le Dialogue musical, autour de la trinité Monteverdi-Bach-Mozart (1985). Le parcours du chef s’étant poursuivi dans un ordre chronologique pour s’avancer jusqu’au début du XXe siècle, il était pourtant logique qu’il s’exprime sur les compositeurs dits « romantiques », et il ne s’en était pas privé, mais plus rien n’avait été traduit dans notre langue. Le volume proposé par Actes Sud vient heureusement combler cette lacune de l’édition française. La Parole musicale, titre inventé par analogie aux premiers parus en France, s’appuie sur deux publications datant de 2005 et 2007, sans qu’on sache exactement ce qui en a été retenu : dans la mesure où, en allemand, les deux livres en question comptent respectivement 367 et 424 pages, et que celui qui paraît aujourd’hui en français n’en a pas plus de 235, on imagine qu’il a bien fallu opérer une sélection. Renseignements pris, il s’avère que seuls ont été retenus les textes encore inédits dans notre langue, et ceux qui avaient une pertinence pour le lecteur en dehors de leur contexte initial.
Dans sa préface, Sylvain Fort propose une parfaite synthèse des propos épars du chef, en soulignant tout ce que Harnoncourt a apporté à l’art de l’interprétation. Chez le traducteur, les lecteurs fidèles de Forum Opéra reconnaîtront une patte familière, jusque dans ses péchés mignons (Harnoncourt a-t-il vraiment utilisé par deux fois le mot Akribie ?).
Les différents entretiens ici réunis ont été réalisés entre 1982 et 2006, certains sont très brefs (tout juste trois pages), d’autres sont beaucoup plus développés. Ces textes n’ont donc évidemment pas été conçus pour former un tout cohérent, mais la cohérence vient de la pensée de Nikolaus Harnoncourt, qui ne cesse depuis plus d’un demi-siècle de prêcher le retour aux partitions, envers et contre toutes les prétendues traditions postérieures. Il se présente comme « par nature un homme d’opposition » dont la devise donne son titre à cet article, et décrit son propre « parcours en spirale » ; il pourfend les marchands du temple en dénonçant l’exploitation commerciale des grands compositeurs d’autrefois, l’utilitarisme de notre consommation musicale. Il est surtout question de musique symphonique, mais aussi d’opéra quand le chef dit ce qu’il attend d’un metteur-en-scène, ou s’explique sur ses propres impasses – Lully, Gluck et Wagner, pourtant grands réformateurs du genre, jamais abordés parce que leur musique ne lui « parle » pas. En matière de technique vocale, Harnoncourt cite à plusieurs reprises l’exemple de la soprano Lilli Lehmann (1848-1929). Il évoque l’évolution des modes de production et de réception (hauteur du diapason, durée et fréquence des spectacles). Après avoir lu les paragraphes où il prend fait et cause pour les opéras de Schubert ou de Schumann, ces « regards sur l’âme », on n’a qu’une envie : revisionner les DVD de productions qu’il a lui-même dirigées, Alfonso und Estrella ou Genoveva, ou le Fierrabras de Zurich dirigé par Franz Welser-Möst, avec un certain Jonas K. dans le rôle-titre…