Conçue à l’origine pour se substituer au Ballet Turc du Bourgeois Gentilhomme, Ariadne auf Naxos a fini par devenir une œuvre lyrique à part entière, l’une des plus originales du répertoire d’ailleurs. Opéra dans l’opéra, constituée d’un prologue d’une quarantaine de minutes suivi d’un acte de près d’une heure et demie, cette troisième collaboration entre Richard Strauss et le poète viennois Hugo von Hofmannsthal mélange autant les genres – buffa et seria – qu’elle brasse de sujets propices à la réflexion. Amour fidèle et volage se font face, l’un incarné par Ariane, l’autre par Zerbinette, les deux héroïnes de l’opéra. C’est pourtant un troisième personnage qui l’emporte, du moins dans le cœur du spectateur : le compositeur, figure d’une jeunesse fougueuse, sincère et prompte aux sentiments extrêmes, quelque part entre Mozart et Cherubino. La juxtaposition d’une première partie où prévaut la conversation en musique et d’une seconde structurée en numéros – airs, duos, ensemble – pose déjà la question dont Strauss fera le sujet de Capriccio, son ultime opéra : prima la musica ou le parole ?
Que l’on ne compte pas sur ce nouveau numéro de l’Avant-Scène pour résoudre le dilemme. Pas plus que dans sa première édition en juillet 1985, la publication la plus indispensable du paysage lyrique français n’assène ses points de vue. Au contraire, elle ouvre des perspectives, trace des lignes, élargit le débat, propose mais n’impose pas. Comme en 1985, Dominique Jameux commente l’œuvre, mesure après mesure lorsqu’il s’attache à réhabiliter le duo final souvent moins considéré que le reste de la partition. Bernard Banoun retrace la genèse de l’opéra à travers la correspondance de Strauss et d’Hofmannsthal. Jean-Michel Brèque établit un savant parallèle entre l’enchanteresse Circé et le jeu de métamorphoses qui a présidé à l’aboutissement d’Ariane et pourrait laisser lui envisager d’autres suites : « une Ariane III dont la deuxième partie serait une suite au prologue […] Et aussi une Ariane IV dont le premier acte serait l’histoire d’Ariane et de Thésée…».
Jusque-là, on est en terrain connu, tous ces articles figuraient dans l’édition primitive. Nouveaux venus, Céline Frigau Manning et Timothée Picard débordent du cadre pour interroger la tradition métathéâtrale dans le spectacle vivant au-delà même du genre opéra. Ça donne le vertige. Entre pastiche wagnérien, opéra baroque, bel canto italien, la partition semble vouloir illustrer tous les genres lyriques. Notre collaborateur, Nicolas Derny déchiffre le langage straussien jusque dans ses moindres intentions, la vocalise par exemple de Zerbinette sur un des mots clés de l’œuvre : « Verwandlung » (métamorphose). Métamorphose encore avec la figure du mécène chez Richard Strauss par Jean-Louis Bilodeau. L’expérience personnelle du compositeur a inévitablement influé sur la représentation dans ses opéras de la figure du protecteur. De là à interroger sa biographie et amener le lecteur à la conclusion que le destin de Strauss illustre à la perfection ce thème des métamorphoses, il y a une démonstration qui nous a semblé pouvoir s’appliquer à chaque être humain. Qui trop embrasse…
Autres temps, autres interprètes : Irmgard Seefried, la « voix du compositeur » en 1985 cède la place à Sophie Koch, interrogée par Chantal Cazaux. La discographie renvoie peu ou prou aux mêmes conclusions qu’il y a 30 ans – Karajan et Böhm – mais l’analyse de Didier van Moere, comparée à celle d’André Tubeuf, est d’une limpidité réconfortante. Nouvelle maquette et photos en couleurs achèvent d’actualiser le propos. Enfin la vidéographie de Pierre Flinois, témoignage de la popularité de l’ouvrage avec pas moins de 18 versions passées au crible, continuera d’interroger ceux de nos lecteurs qui s’étonnaient que l’on pût trouver la voix de Natalie Dessay straussienne*.
* Voir Voix straussiennes, le deuxième volet de nos Chroniques straussiennes