Avec ses Arts florissants, William Christie est donc reparti pour une tournée autour des grands motets de Rameau. C’est l’occasion pour son éditeur d’en ressortir l’enregistrement réalisé y a vingt ans.
Dans son célèbre dictionnaire de 1703, Sébastien de Brossard définit le grand motet comme « …composition de musique, fort figurée et enrichie de ce qu’il y a de plus fin dans l’art de la composition, à 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 et plus encore de voix ou de parties, souvent avec des instruments… ». Presque tous les compositeurs du Grand Siècle ont alors enrichi le genre ou vont le faire. A côté de Du Mont, Lully, Charpentier et Lalande, ce sont les quatre autres « grands » qu’illustre cette réédition : chronologiquement Desmarets, Campra, puis Rameau, et enfin Mondonville. La riche discographie qui leur est consacrée traduit bien ce passage obligé de tous les ensembles baroques depuis Jean-François Paillard.
De la quarantaine de grands motets de Campra, trois ont été retenus, avec l’introït du Requiem. Le compositeur y déploie toute la panoplie de ses ressources dramatiques : Combats, terreur, crainte, sans oublier le sommeil (le Dormierunt somnum suum du Notus in Judea Deus, psaume 75). Le De profundis, psaume 129, a été traité par tous les compositeurs du temps. Celui-ci est l’un des plus sombres et des plus achevés. L’Exaudiat te Dominus, pour être moins fréquenté, n’en est pas d’un intérêt moindre, puisque Campra le remania en 1728. La grandeur, mais aussi le lyrisme sont toujours au rendez-vous, avec une clarté et une justesse expressive rares.
N’avait été son bannissement du royaume pour l’enlèvement de son élève dont il était amoureux, Desmarets avait de fortes chances de succéder à Lully. La cour de Lorraine lui permit cependant de nous laisser quelques chefs-d’œuvre, au nombre desquels les trois grands motets de cet enregistrement. Usquequo Domine, le psaume 12, se caractérise par l’ample illustration de son premier verset. Ecrit vraisemblablement pour Louis XIV pour preuve de son repentir, le Lauda Jerusalem culmine au Qui emittit eloquium, superbe fugue sans équivalent, y compris chez Rameau. L’écriture vocale s’y déploie avec un sens mélodique et une grâce exceptionnels. Le Domine ne in furore, psaume 6, douloureux, pathétique à son début, se mue en allégresse finale, non sans avoir traversé une tempête violente (Turbatus est). Sans doute l’écriture la plus savante et la plus raffinée dans la France de son temps.
Rameau est inégal dans ses rares grands motets. A côté de In convertando, le Quam dilecta et le Deus noster paraissent d’un moindre intérêt. L’illustration littérale et symbolique du texte du psaume 125 fait appel à une grande variété de procédés et de dispositifs instrumentaux et vocaux. Le verset Laudate nomen Dei (emprunté au psaume 68) est traité de façon spectaculaire, opératique, par son dialogue entre le dessus (Sophie Daneman) et le chœur. Le verset final nous fait passer de la déploration à la joie. Le Quam dilecta offre aux cinq solistes et au chœur une occasion de démontrer leur parfaite maîtrise. Le Deus noster refugium est certainement le plus sombre et le plus ample des trois grands motets. Le théâtre n’est jamais très loin et Rameau y fait montre de toute sa science, sans toutefois oublier les illustrations obligées, y compris l’incontournable tempête.
Avec Mondonville nous basculons déjà dans un autre univers, celui du Concert spirituel, qui porte l’empreinte des influences italienne et germanique. Nous ne conservons que neuf de ses grands motets, et le présent enregistrement nous offre les 3 principaux. Musique pleine de séduction, d’une grande clarté, à laquelle William Christie donne une vie singulière, il suffit d’écouter la tempête (Elevaverunt flumina du Dominus regnavit) pour s’en convaincre. In exitu Israel suscita l’enthousiasme de ses auditeurs par ses qualités dramatiques. Le De profundis, de 1748, est un des plus sombres et des plus pathétiques du XVIIIe, reconnu dès sa création pour un chef-d’oeuvre accompli.
Les enregistrements ont été réalisés entre 1994 (Rameau) et 2003 (Campra). Si, depuis, d’autres ont vu le jour (d’Hervé Niquet, en particulier), le temps n’a pas affaibli l’intérêt de ceux que signa William Christie. Les Arts florissants n’ont plus à faire leurs preuves dans ce répertoire qu’ils ont illustré de tant de réussites. Le compagnon fidèle, devenu l’héritier, Paul Agnew, participe à tous les enregistrements. De façon générale, les solistes s’y révèlent remarquables, à quelques détails près (instabilité ponctuelle d’une soprano dans Rameau…). L’intelligence et la vigueur de la direction emportent l’adhésion.
Seul regret : la plaquette d’accompagnement, pauvre pour ne pas dire indigente, bien que trilingue. Mais à ce prix, peut-on espérer davantage ? Ce coffret sera-t-il complété par un équivalent consacré aux illustres prédécesseurs, Dumont, Lully, Charpentier et Lalande ? William Christie les illustra. Pour l’heure, contentons-nous de ces quatre CD. A côté des enregistrements d’Hervé Niquet, pour Lully et Charpentier, et de Philippe Herreweghe pour Dumont, nous retrouvons là le meilleur du grand motet.