Jusques à quand enfin l’ombre de Roland Barthes continuera-t-elle à planer sur la mélodie française ? Voilà maintenant plus d’un demi-siècle que le cher homme rédigea son texte intitulé « Le grain de la voix », et il semble bien difficile de se dégager de sa redoutable emprise. Pourtant, les temps ont bien changé depuis ces années 1950 où Barthes stigmatisait « L’art vocal bourgeois », vouant aux gémonies Gérard Souzay pour avoir un tant soit peu joué les mélodies au lieu de se contenter de les dire. A notre époque, où la virtuosité jadis honnie a retrouvé droit de cité, où l’opéra est redevenu un art respectable, faut-il encore partager les préjugés marxisto-brechtiens du chevalier Roland ? Faut-il pourfendre l’hybridité d’un genre qui ose mêler théâtre et musique ? Doit-on encore louer Panzéra et blâmer Gérard Souzay, faire la fine bouche face à Fischer-Dieskau ? Dans le brillant texte qui accompagne ce disque, Cesare Liverani se réfère à Barthes, comme s’il fallait nous prouver une fois de plus que la mélodie française n’est pas un genre suranné puisqu’il suffirait de dire non à tout pathos, à tout dramatisme, pour le ressusciter, le rendre acceptable aux modernes que nous sommes.
Pourtant, l’un des moments les plus jouissifs du récital que Stéphanie d’Oustrac consacre à quelques perles du genre n’est-il pas son interprétation du « Placet futile » de Mallarmé mis en musique par Debussy, où la mezzo s’autorise à s’amuser un peu et à laisser s’exprimer son côté « bête de scène » ? Ailleurs, on sent parfois que la chanteuse se surveille, de peur de trop en faire ; elle que l’on a connue presque trop humaine, trop proche, dans une Mélisande que l’on aurait voulue plus énigmatique, la voilà qui prend de la distance, se corsète presque. Heureusement que son timbre chaud lui permet de combler notre oreille, dans un répertoire plus souvent fréquenté par les interprètes masculins. Elle ne s’empêche pas non plus de donner de la voix quand il le faut, de laisser le son s’épanouir sans trop de contraintes, ou à l’inverse de murmurer, d’alléger, avec un beau sens de la nuance. Quant à la diction de Stéphanie d’Oustrac, on en connaît depuis longtemps les vertus, manifestes dans le répertoire français, du baroque jusqu’au XXe siècle. On apprécie aussi le piano expressif de Pascal Jourdan, surtout pour des pièces où l’instrumentiste se voit confier un rôle bien au-delà du simple « accompagnement ».
Enfin, qu’aurait dit Roland Barthes en constatant que l’on ose ici mêler aux très canoniques Duparc et Debussy, inspirés par les non moins canoniques Baudelaire et Mallarmé, les compositions des humbles, des sans gloire, d’un Jacques de La Presle ou d’une Lili Boulanger ? Quant à Reynaldo Hahn, peut-on faire plus bourgeois ? Cette audace nous offre pourtant quelques belles découvertes. Henri de Régnier n’est peut-être pas le plus inoubliable des poètes français, mais ses vers ont permis à La Presle d’écrire des partitions fort séduisantes, en particulier le « Nocturne » de 1912 ; quant à Francis Jammes, Lili Boulanger en sublime la poésie dans son cycle « de jeunesse », Clairières dans le ciel. Petit détail technique : les plages 2 et 3 du disque sont interverties, car contrairement à ce qu’indique le livret on entend en fait la « Chanson triste » de Duparc avant « Soupir ».