Par quel mystère la production lyrique d’un des principaux compositeurs français a-t-elle pu disparaître presque entièrement ? Associé à l’avant-garde du premier XXe siècle, dont il côtoya les plus grands représentants, dans la littérature, la musique et les arts visuels, Darius Milhaud ne serait-il mémorable que pour son œuvre symphonique, et son travail pour la scène devrait-il se réduire à ses ballets ? Ou s’agit-il plutôt d’une désaffection générale dont pâtit encore l’opéra français des années 1920 à 1950 ? Heureusement, des signes de réchauffement se manifestent ici et là : Bolivar a été remonté à Caracas en 2012 (voir brève), le Theater an der Wien accueillera en mai prochain Mireille Delunsch dans La Mère coupable (1966), dont on a pu récemment entendre quelques fascinants extraits en banlieue parisienne (voir brève). Au disque, la firme Naxos vient de publier le tout premier enregistrement intégral de la musique pour l’Orestie d’Eschyle, et l’on croit savoir que Gérard Mortier avait caressé le rêve de monter cette dernière œuvre à l’Opéra de Paris. De fait, on imagine assez bien l’Opéra-Bastille accueillant cette partition, composée entre 1913 et 1924, et tout directeur de notre première scène nationale s’honorerait en y montant Christophe Colomb.
Tout cela est bel et bon, mais encore faut-il disposer des interprètes ad hoc. Car malgré toute leur bonne volonté et toute leur science, c’est là où le bât blessait dans l’Orestie sortie cet automne chez Naxos : pour faire revivre cette musique, il faut plus que des artistes de bonne volonté mais au français hésitant, il faut de grands chanteurs à la diction magistrale, comme ceux de l’historique version des Choéphores qu’on retrouve sur le premier disque de ce coffret : un Heinz Rehfuss magistral en Oreste, une Hélène Bouvier envoûtante en Electre, dirigés par Igor Markevitch. Directeur du label Malibran, Carlo Ciabrini a préparé pour Forlane ce bouquet d’enregistrements réalisés entre 1951 et 1963 (à l’exception d’un document d’archive permettant d’entendre Claire Croiza à la création partielle à Anvers en 1928). Pour Les Euménides, de grandes voix sont là (Jacqueline Brumaire, Michèle Vilma), mais c’est la prise de son qui laisse à désirer, comme c’est hélas inévitable avec ce genre de captations. Malgré une restauration soigneuse, l’écoute est difficile, le chœur passe mal et le son se réduit parfois à un cliquetis métallique.
Pourtant, dans le parcours chronologique que proposent ces dix CD, les belles découvertes sont légion. Quelle oeuvre admirable que Le Retour du fils prodigue, superbement servie par Gabriel Bacquier et l’omniprésent Bernard Demigny, entre autres. Car c’est aussi l’un des grands mérites de ce coffret, que de rappeler à notre souvenir toute une génération d’interprètes qui auront su servir avec dévouement des œuvres qui n’avaient rien de facile. Les trois « opéras-minutes » permettent ainsi de savourer la voix haut-perchée de Raymond Amade, dans des tessitures proches de celle d’une haute contre à la française. A l’autre extrême, Xavier Depraz brille dans divers emplois de basse, notamment dans la délicieuse pochade intitulée Le Mariage de la feuille et du cliché, qui unit à des chanteurs lyriques une actrice (Simone Renant) et une chanteuse de variété (Léo Marjane). Robert Massard prouve que Christophe Colomb exige un interprète de premier plan. Créé A Berlin en 1930, sur un livret de Claudel, dont Milhaud avait été le secrétaire, voilà une œuvre qui aurait toute sa place à l’Opéra-Bastille, avec sa masse chorale impressionnante et son style théâtral proche du Soulier de satin. Olivier Py à la mise en scène, Ludovic Tézier dans le rôle-titre, voilà qui ferait de nos jours une belle affiche…
Plus difficile s’avérera peut-être le retour des deux œuvres créés à l’Opéra de Paris, Maximilien (1932) et Bolivar (1950). Leur intrigue latino-américaine autorisa Milhaud à employer ces rythmes qui lui avaient si bien réussi dans Saudades do Brasil ou Le Bœuf sur le toit, mais ce type d’opéra historique nous parle-t-il encore ? Seule l’épreuve de la scène pourrait le dire, à condition de pouvoir réunir des distributions comparables à celles d’il y a un demi-siècle, qui alignaient Denise Scharley en princesse Salm-Salm ou en Précipitacion, Liliane Berton en Manuela Saenz, René Bianco en Bolivar, Jean Giraudeau en colonel Lopez et en Nicanor. Souvent lui-même à la tête d’orchestre plus ou moins identifiés, Darius Milhaud pouvait en son temps compter sur une Janine Micheau pour être la reine Isabelle dans Christophe Colomb, ou pour interpréter, dans un registre moins grandiose, ses mélodies sur des poèmes de Francis Jammes ou Robert Desnos. Qui, parmi les chanteurs français d’aujourd’hui, relèvera le gant ?