Venise, 13 février 1883, Richard Wagner meurt au Palais Vendramin, exactement un mois après que Frantz Lisz lui a rendu visite. Imaginer les derniers jours que partagèrent, à leur crépuscule dans cette ville irréelle, ces deux dieux de la musique stimule l’imagination. Psychiatre, psychanalyste et musicien, Philippe André est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le compositeur de la Méphisto Waltz. De ses « deux mages de Venise », inutile de préciser lequel a sa préférence. Dans cette histoire romancée, le hongrois est enfant terrible quand l’allemand, dépassé par les événements, joue les bonnets de nuit. Entraîné par son incorrigible beau-père dans une cité des doges labyrinthique, Wagner n’a pour se raccrocher à la réalité que les surnoms ridicules dont il affuble son épouse toutes les deux pages : « mon pinson friand de loukoums parfumés à la rose », « ma chasseresse aux mille parfums d’Orient alambiqués en alcôve », etc. Cosima, muette, semble écouter d’une oreille distraite le récit de frasques auxquelles elle n’est pas conviée.
Alors que le musicien de l’avenir se montre moins audacieux dans la vie qu’il ne l’est dans ses opéras, l’abbé, toujours vert, rêve d’un art total dont une galère abandonnée serait le théâtre. Nains, vieillards diaboliques, enchanteresses au souffle parfumé, déesses au tétin prodigue et autres personnages monstrueux accompagnent leurs errances nocturnes. La figure brûlée par les acides, le professeur Spallanzani emprunte ses traits de cire à Liszt. Sa créature, Olympia, ressemble à Cosima. Le conte n’est pourtant pas d’Hoffmann. Frantz gamberge mais c’est Richard qui patauge et se réveille, nu, à quelques pas d’un gouffre où précédemment émergeait « le bruissement confus de la damnation ». Rêve ? cauchemar ? La réponse dépend moins de l’intérêt que l’on porte à la musique que de son goût pour le décadentisme. Joris-Karl Huysmans et Elemir Bourges sont les gondoliers de l’esquif freudien sur lequel nous embarque Philippe André. Finalement, « un cortège d’étoiles mortes ondule dans le noir ». Et si l’on réécoutait plutôt Tristan ?