En 2009, Bryan Hymel alors âgé de 30 ans chante Arturo dans I Puritani quand on lui propose Enée à Amsterdam. Enée, le prince des Troyens dont l’héroïsme infatigable ne se satisfait pas de puissance mais doit aussi se réaliser dans un des duos d’amour les plus ardents du répertoire. Bryan Hymel n’hésite pas : s’il peut chanter le premier avec ses impossibles aigus, pourquoi ne pas se mesurer au second ? En juillet 2012, ce même Enée lui ouvre à Londres les portes de la renommée internationale. Jonas Kaufmann souffrant, quel ténor pourrait envisager de remplacer l’idole du moment, qui plus est dans un rôle aussi redoutable ? Là encore, Bryan Hymel ne s’embarrasse pas d’hésitations. Tout comme il accepte sans sourciller d’ajouter à son palmarès Henri des Vêpres siciliennes, Robert (le diable) ou encore cet Arnold de Guillaume Tell duquel Gilbert Duprez, privilégiant en 1837 la voix de poitrine à la voix de tête, a fait surgir, casquée, une nouvelle race de ténors. Bryan Hymel appartient à cette glorieuse lignée de guerriers intrépides, l’aigu imparable, les forces inépuisables. Le répertoire français, avec ses impératifs déclamatoires, ses voyelles muettes, son accent tonique imperturbable, lui offre de nouvelles montagnes à soulever. C’est par goût, par défi, et par goût du défi, que ce répertoire constitue le programme de son premier récital discographique ; programme sans concession où Bryan Hymel ne s’autorise aucun moment de répit et où la difficulté des pièces abordées n’a d’égal que leur rareté.
Quel téméraire peut, à l’inverse de ses confrères, tourner le dos aux poncifs – « La fleur que tu m’avais jetée », « Pourquoi me réveiller… », etc. – et leur préférer des airs moins rebattus, voire inconnus : « Chante, vieux jardin » tiré de Rolande et le mauvais garçon, un opéra oublié de Henri Rabaud, par exemple ? Bryan Hymel, qui compte pourtant Don José à son tableau de chasse, tout comme Rodolfo, Faust et même Alfredo qu’il interprètera à Paris la saison prochaine. Vous avez dit insatiable ? Et si « L’Emir auprès de lui m’appelle », mieux connu dans version italienne (« La mia letizia infondere ») figure au programme, c’est que Duprez précisément créa le rôle de Gaston en 1847 dans ce Jérusalem qui n’est rien d’autre que l’adaptation française par Verdi d’I lombardi alla prima crociata. Vous avez dit cohérent ?
Qui peut prétendre maîtriser la prononciation du français sans le parler vraiment ? Bryan Hymel, dont les origines acadiennes* n’expliquent pas à elles seules une diction quasi irréprochable, jusqu’aux terribles sons « u » rétifs d’ordinaire aux non-francophones. Quel colosse peut d’une voix toujours égale grimper sans effort apparent chacun de ces sommets que représentent ces onze extraits d’opéras, tous plusieurs fois couronnés de notes extrêmes : 19 contre-ut, 2 contre-ut dièse et 1 contre-ré ? Bryan Hymel, pour qui l’aigu n’est que formalité là où d’autres chancellent dès qu’il faut élever la voix au-dessus du si. Qui dirige d’une main de fer le Prague Philharmonia ? Emmanuel Villaume, mais qui peut balancer le « Inspirez-moi » d’Adoniram dans La Reine de Saba à pleins poumons pendant une dizaine de secondes ? Bryan Hymel, dût la subtilité de l’expression parfois en pâtir. Tel le culturiste soulevant d’un coup son quintal de fonte, le ténor règle leur compte à ses partitions sans arrière-pensée, sans intention susceptible de laisser supposer à ces superhéros la moindre faille. Le colosse n’a pas les pieds d’argile.
Quel ténor dramatique chante « Pays merveilleux » ? Tous. Mais lequel enchaine dans la foulée la cabalette « Conduisez-moi vers ce navire », plus rare et autrement périlleuse ? Bryan Hymel (et aussi Ben Heppner dans son album d’airs français en 2002). Quel interprète d’exception rend aujourd’hui possible la représentation de certaines œuvres que l’on pensait définitivement enterrées, ne serait-ce que ce Sirgud dont « Esprits gardiens de ces lieux » prouve qu’il vaut mieux que sa réputation d’épigone wagnérien ? Quel artiste, s’il continue sur cette lancée, risque de faire parler beaucoup de lui dans les années à venir ? A ces questions, une même réponse. Faut-il la rappeler ?
* Voir l’interview accordée à Laurent Bury le 9 février Salle Cortot