« Comme son pendant populaire, la musique classique offre tout un éventail d’images et de modèles de sexualités. Certains d’entre eux reproduisent fidèlement les normes globalement patriarcales et homophobes des cultures dont ils sont issus : d’autres, en revanche, résistent à ces normes ou les remettent en question. Si la musicologie traitait son objet d’étude avec autant de sérieux que les critiques de pop, elle se devrait d’expliquer comment, avec de simples notes, il est possible de ‘représenter’ le genre ou de manipuler le désir ». Ces quelques lignes résument l’essentiel du propos d’Ouverture féministe, paru en 1991 sous le titre Feminine Endings et dont la traduction a été publiée cette année par La Rue musicale, c’est-à-dire les éditions de la Philharmonie de Paris. Il s’agit de faire entrer la musicologie dans l’ère de la remise en question des rôles genrés, que le féminisme a depuis longtemps permise dans l’étude de la littérature et des arts visuels. Il n’est plus possible de situer la musique dans un domaine exclusivement spirituel et détaché des contingences de ce bas monde. Professeur à l’université Caste Western Reserve de Cleveland, Susan McClary se compare à la Judith du Château de Barbe-Bleue et entend bien ouvrir les portes jusque-là solidement verrouillées : la représentation du masculin et du féminin dans la musique classique ne va pas de soi, elle obéit (ou non) aux conceptions en vigueur dans la société. Et cela vaut bien évidemment pour la musique dramatique, qui met en scène des personnages, mais aussi pour les partitions symphoniques, qui jouent également sur l’opposition entre rôles genrés.
Cette thèse est exposée à travers l’étude de diverses œuvres canoniques, dont de nombreux opéras, qui retiendront au premier chef l’attention du présent compte rendu. De manière assez (chrono-)logique, tout commence avec l’Orfeo de Monteverdi. S’y oppose le discours séducteur du rôle-titre, fondé sur la manipulation de l’harmonie autant que sur les artifices textuels, et la réponse d’Eurydice, « une musique qui nous soit à la fois charmante et peu valorisante pour son personnage, une musique qui nous séduise précisément par son manque de force rhétorique » ; à la fin de l’œuvre, à l’inverse, Orfeo dépouillé de ses compétences oratoires « pourrait faire figure de prototype du héros féminisé de [Catherine] Clément » : par la suite, dans l’histoire de la musique, séduction et lamentation seront réservées aux personnages féminins, pour éviter ce genre de situation embarrassante pour la domination masculine.
Dans Carmen, Susan McClary s’appuie sur le livret mais montre que l’héroïne incarne l’Autre inassimilable à travers sa musique même. Surtout, outre les remarques attendues sur la Habanera, elle s’intéresse à l’air de la Fleur – dans lequel « José chante à Carmen ses pratiques masturbatoires précisément au moment où celle-ci s’attend à faire l’amour avec lui » – et au final de l’opéra, qui malgré son ultime accord parfait majeur (« résolution de la dissonance, éradication du chromatisme, retour du diatonisme »), n’en est pas moins ambigu par son matériau thématique.
Les idées formulées par Foucault dans son Histoire de la folie à l’âge classique sont ensuite appliquées au Lamento della ninfa, à Lucia di Lammermoor et à Salomé et Erwartung. Si l’excès d’ornementations et de chromatismes est une marque de la déviance et de la démence féminine, le lamento monteverdien prend soin de cadrer l’exposé du délire obsessionnel grâce aux interventions de trois voix masculines rationnelles qui « nous protègent et nous rassurent tout au long de cette représentation simulée de la folie », tels les médecins de la Salpétrière exhibants les folles aux regards des visiteurs. Susan McClary s’attarde sur « Spargi d’amaro pianto », où le rythme de la valse pourrait signifier un retour de Lucia à la raison, n’était le décalage avec le texte morbide qu’elle chante alors ; surtout, l’héroïne de Walter Scott se promène allègrement d’une tonalité à une autre et « se répand en des spirales de transports érotiques ». Quant à Richard Strauss, il est accusé d’hypocrisie, ou de faiblesse, pour son retour à la rationalité de la clôture tonale après avoir longuement exploré le chromatisme lié au délire sexuel de Salomé. Avec Schönberg, le cadre protecteur disparaît entièrement : « la vague sanglante d’insubordination féminine submerge ici l’ordre social ».
La suite de l’ouvrage s’éloigne peu à peu de l’opéra : par le biais de quelques compositrices d’aujourd’hui, Susan McClary en arrive aux chansons de Madonna et à Laurie Anderson. Mais peut-être ces noms mêmes nous ramènent-ils à l’opéra, puisque, dans son interview en juin dernier, le chorégraphe et metteur en scène Amir Hosseinpour nous apprenait que ladite Laurie Anderson était en train de composer un opéra qui serait associé avec Pierrot lunaire. Dommage seulement que, dans son analyse très développée de la chanson « O Superman » de cette dernière, Susan McClary connaisse assez mal son Massenet, puisqu’elle affirme que l’air « O souverain, ô juge, ô père » vient du Jongleur de Notre-Dame…