Des Lieder de Schumann chantés par un ténor ? La démarche n’est pas si courante. Les barytons et les basses ont davantage fréquenté ces répertoires, de même que les voix de femmes. Pourtant, il faut reconnaître que la ligne mélodique du compositeur ressort avec plus de luminosité encore quand elle est dessinée par une voix claire, et la contribution de James Gilchrist est donc bienvenue. Tout est plus aéré, plus lisible et plus transparent que dans les enregistrements des « clés de fa », d’autant que la prononciation allemande est proche de la perfection. Chaque mot résonne, pénètre l’auditeur, porte le sens qu’ont voulu lui donner et le poète et le compositeur.
Ceux parmi les mélomanes qui associent voix de ténor et stentorisme peuvent être rassurés. Aucun éclat déplacé chez l’interprète anglais, qui se garde de l’histrionisme. C’est un chant tout de modestie et d’intimité qui s’offre ici. Nécessité fait loi : la voix de Gilchrist ne lui permettrait pas de rivaliser avec les grands noms de la scène lyrique ; le timbre n’est pas séduisant en lui-même, et la projection semble limitée, pour autant qu’on puisse en juger sur base d’un enregistrement. Mais ce que le ténor arrive à faire à partir d’un instrument aussi sommaire relève de l’exploit. On n’est pas très loin d’un Peter Schreier, qui transformait ses défauts en atout, et qui lui aussi déplaçait l’attention du son vers le sens.
Cela donne un Liederkreis opus 24 halluciné et hallucinant, récité comme un funambule au bord du gouffre. Rarement les failles et les faiblesses de Schumann auront été exposées comme ici, sans pour autant verser dans l’expressionisme. Le cœur se serre dans « Schöne Wiege meine Leiden », avant que l’émotion ne se libère complètement dans les quatre dernières pièces, grâce aussi à l’accompagnement d’Anna Tilbrook qui magnifie la délicatesse de l’écriture. A placer tout en haut de la discographie de l’œuvre. Les choses fonctionnent un petit peu moins bien dans l’opus 39 et les Dichterliebe. La voix y montre quelques signes de fatigue, et les références sont plus nombreuses pour les amateurs, de Fischer-Dieskau à Matthias Goerne, en passant par Barbara Bonney : une concurrence féroce face à laquelle James Gilchrist pâlit un peu. Au total, on tient cependant un très beau disque schumannien, sincère et abouti, splendide carte de visite d’un ténor qui gagnerait à être davantage reconnu.