Ravel était un homme soigneux, ou peut être pire que soigneux : un maniaque vestimentaire. Ses chemises étaient toujours choisies avec soin, tout comme ses cravates et ses chaussettes. Lors d’un concert à Chicago en 1928, il refusa de monter sur scène car ses chaussures vernies manquaient à sa tenue de concert. La soliste alla donc chercher ces fameuses chaussures restées dans la valise du compositeur et le concert démarra enfin (avec une demi-heure de retard). Pourquoi cette introduction ? Cette anecdote a-t-elle un intérêt ? Gardons-la tout au moins en tête.
Le projet de Leonard Slatkin d’enregistrer l’Enfant et Ma Mère l’Oye s’inscrit dans ce qui semble se profiler comme une intégrale de la musique pour orchestre du compositeur chez Naxos. En effet, deux enregistrements sont déjà parus sous ce label. Les deux opus se combinent bien et mettent tant l’orchestre que les voix en valeur. Chaussons donc nos plus beaux souliers et lançons-nous dans une première écoute.
Dans un compte-rendu de ce diptyque, il est tout à fait naturel de commencer par le personnage principal de la musique de Ravel, à savoir l’orchestre. Slatkin offre une lecture transparente et savamment dosée de l’Enfant, où les détails d’orchestration, d’instrumentation et de coloration à travers les timbres sont habilement mis en valeur, notamment grâce à une remarquable prise de son. L’interprétation de l’Orchestre national de Lyon est pure et homogène, tout en gardant ce côté décontracté et naturel caractéristique de l’écriture orchestrale de Ravel. Mais c’est peut-être par cette volonté de clarté que l’on reste (un tout petit peu) sur sa faim. De temps à autre, on souhaiterait un peu plus de liberté et de lyrisme (la scène de la Princesse) ou de souplesse et de respiration (la Danse des Rainettes ou le chœur final).
Heureusement, le problème est évacué dans Ma Mère l’Oye, ici dans sa forme de ballet. Si les interludes pourraient être encore un peu plus chaleureux, et s’intégrer à part entière dans le cycle plutôt que de servir de transition, les numéros de la suite sont très bien soignés et ne manquent ni de mouvement ni de générosité. L’équilibre est probablement le mieux atteint dans la Pavane de la Belle au bois dormant et dans le Jardin féerique, dont l’interprétation touche particulièrement l’auditeur tant par son humanité que par son raffinement. Chez Slatkin, Ravel dit bonjour à Debussy, tournant un peu les talons de ses formidables chaussures à Mozart ou à Couperin, mais cela tient debout.
Mais revenons sur nos pas et intéressons-nous à la distribution de l’Enfant. Celle-ci a le mérite (ou du moins l’intérêt) d’être exclusivement francophone. Sans aucun chauvinisme, cela n’arrive pas tous les jours et l’on peut s’en réjouir puisque tous les chanteurs ont une diction qui frise la perfection.
Commençons par les réjouissances : l’Enfant en est une qui s’appelle ici Hélène Hébrard. Le timbre (celui d’une mezzo, contrairement à ce qu’indique le livret !) est rond, agréable, sans pour autant être trop lyrique, ce qui est loin d’être un défaut dans un rôle comme celui-ci. Passé le fa dièse, les aigus se tendent un peu et l’on y devine quelques difficultés, ce qui ne reste que passager. La diction a le grand avantage d’être très soignée sans paraître ampoulée et est soulignée par une musicalité qui arrive à concilier respect du texte et interprétation personnelle.
Autre belle voix, celle de la Maman, confiée à Delphine Galou. Cette première section laisse percevoir un léger filet d’air sur la voix dans les passages où la prosodie est la plus travaillée et par conséquent la plus difficile à manier. Heureusement, ce problème se résout déjà quelque peu dans les autres rôles (la Tasse chinoise et la Libellule), où la chanteuse peut aisément déployer son contralto ample et chaleureux dans de belles tenues.
Le Fauteuil et l’Arbre sont peut-être des rôles un peu ingrats. Il n’empêche que Nicolas Courjal arrive à mettre en valeur son beau timbre de basse, et se fait tantôt maniéré, tantôt plaintif sans forcer le trait.
C’est évidemment Annick Massis dans le triple rôle Feu/Princesse/Rossignol qui interpelle le plus. Dans le premier, on se demande s’il cela ne manque pas un peu de mordant, voire même de sauvagerie. Le timbre paraît en effet presque sombre pour une partie aussi électrique et virtuose. Bizarrement et heureusement, ce n’est pas le cas du Rossignol, qui est léger et volubile à souhaits. Mais quel est ce curieux symptôme qui frappe de nombreuses interprètes du rôle, et remplace le contre-fa par un contre-ré ? C’est tout de même en Princesse que la chanteuse semble être le plus à l’aise. Les lignes mélodiques sont délicieusement travaillées et posées sur une diction impeccable, ce qui fait des magiques duos flûte/Massis une des grandes réussites de cet enregistrement.
Malheureusement, cet enregistrement apporte aussi quelques déceptions, à commencer par Julie Pasturaud qui se tire une balle dans les deux pieds : la fâcheuse tendance à vouloir sur-parodier ce qui est écrit entache les rôles de la Bergère et de la Chatte avec des sons presque tous nasalisés et des exagérations pas franchement nécessaires. C’est d’autant plus dommage qu’il faut attendre son intervention en Pâtre ou le solo de l’Ecureuil pour découvrir la belle voix qui se cache derrière les grimaces des autres personnages.
L’horloge comtoise de Marc Barrard est tout de même très fatiguée et s’empêtre dans son débit de texte. Le timbre tire dans l’aigu et est globalement pâlot, ce qui se confirme dans un Chat aux miaulements assez pénibles.
Jean-Paul Fouchécourt est certainement très à son aise dans les rôles de la Théière, du Petit vieillard et de la Grenouille. Certainement trop à son aise. Si les jeux avec le rythme et les changements de timbre peuvent faire sourire dans le Fox-trot de la première partie, cela devient franchement trop dans la scène de l’Arithmétique. Certes, c’est haut et on ne sait pas trop sur quel pied danser entre voix de tête et voix de poitrine, mais cela ne justifie ni les caricatures grossières, ni le style plus crié que chanté (cf. « Deux robinets coulent dans un réservouarghl !»). On regrette l’enregistrement effectué avec Simon Rattle, où le ténor savait jouer avec la musique sans se faire caillou dans la chaussure.
Ingrid Perruche clôt la distribution avec une Chauve-souris et une Pastourelle malheureusement trop fatiguées et poussives pour pouvoir assumer le dynamisme et/ou la légèreté nécessaires.
Les chaussures du Chœur Britten et du Jeune Chœur symphonique sont élégantes, propres et cirées. La scène des Pastoures et Pâtres baigne dans une belle atmosphère diaphane, et les colorations bruitistes dans le Jardin peuvent être savourées dans le moindre détail. Le parlando après l’attaque de l’Enfant est bien contrôlé, ce qui est tout à l’avantage du texte. Enfin, le chœur final est très touchant, évitant soigneusement l’écueil de l’ultra-lyrisme ou du mielleux, qui seraient déplacés dans de telles circonstances. Les (vrais) enfants de la Maîtrise de l’Opéra de Lyon viennent compléter le tableau en trouvant tout à fait leur place dans la scène de l’Arithmétique.
L’article pourrait se clore ici, s’il n’y avait pas la jaquette du CD, qui fait davantage penser à l’animation d’un mauvais jeu vidéo qu’à une pochette d’album digne de ce nom. Sommes-nous fétichistes, ou incapables de lever la tête pour être à ce point obnubilés par la contemplation de nos pieds (ou de ceux des autres) ? Ce qui démarque la personnalité de Ravel de celle des autres compositeurs, c’est un souci du détail esthétique, de l’apparence, de la touche chic qui évite le mauvais goût. Pensez à la couverture de l’édition du Tombeau de Couperin, que le compositeur dessina lui-même.
Est-ce que ce n’est pas un peu exagéré de fonder un article dessus ? Certainement, le reproche est légitime, mais c’est le vernis inutile et donc indispensable de la chaussure.