Bien que les nombres n’aient pas de valeur absolue (hormis leur distance par rapport à zéro), seize langues au programme d’un récital méritent d’attirer l’attention du linguiste comme du musicien. Qui d’autre que Cathy Berberian dans un enregistrement dévoilé par Naxos/SWR datant de 1978 pour oser ce défi hexadécalingue (ou hexadécaglotte au choix) ?
Le programme de ce concert est entièrement constitué de chansons populaires. La chanteuse tente ici un formidable exercice de style, se fondant dans pas moins de seize langues (parmi lesquelles le chinois, le hongrois, le finnois ou le portugais) et autant de pays différents. Bien entendu, notre maîtrise des langues exotiques (le mot n’est pas galant) ne nous permet pas de juger de la diction chinoise, croate ou polonaise de la chanteuse, mais on est tellement ébahis par cette performance polyglotte, qu’on lui fait confiance les yeux fermés.
Si l’on parle d’ « exercices de style » pour cet enregistrement, c’est parce que « magnifiCathy » ne se limite pas à adopter la langue du pays ou de la culture qu’elle évoque. Distinguons aussi deux catégories de chants populaires. Certains sont harmonisés par des compositeurs qui ne nous sont guère inconnus (Beethoven, Haydn, Ravel, Szymanowski ou Bartók). C’est ici que l’on reconnaît la chanteuse à la formation classique, se souciant du timbre « lyrique » et de la justesse. La performance est honorable, propre, bien léchée. Mais dès que l’on quitte le territoire des cadences parfaites et du tempérament égal pour des pièces directement tirées du folklore populaire, n’ayant donc pas « subi » ce lissage de la main d’un compositeur, Berberian se fait un plaisir à utiliser sa riche palette de techniques vocales toutes plus éloignées du chant lyrique les unes que les autres. Elle semble aussi à l’aise dans l’émission poitrinée des chants de Bulgarie ou de Croatie (Di-li-do, Lepi Juro), que dans les sons nasalisants de la musique chinoise (Die Bergblume) ou que dans le Yodel suisse (Vo Luzern uf Weggis zue). Ces expériences vocales sont réalisées par une professionnelle du métier et ne sont en aucun cas à reproduire chez vous.
Ce qui importe à celle que l’on appelait la Callas sérielle, ce n’est pas tellement l’art du beau chant, mais celui de la restitution fidèle de l’atmosphère qui entoure une mélodie populaire. On imagine volontiers qu’un chant yiddish avec une voix de diva serait assez ennuyeux. C’est pour cela que la performance de Berberian relève presque autant de l’ethnomusicologie que de l’art de la mélodie. Le contexte de l’interprétation prime sur la partition et ses indications.
Dans la même idée on reprocherait au pianiste Harold Lester un tout petit manque d’excentricité (bien que cela soit aussi imputable aux parties de piano assez pauvres par moment). Peut-être qu’un peu plus de travail aurait également permis d’éviter les notes « à côté » dans le Yodel ou dans Dve gitary. Cependant, on sent que le musicien s’efforce de donner la touche de fantaisie nécessaire à son jeu pour rejoindre sa partenaire dans son odyssée en seize étapes.
Cet enregistrement n’est peut-être pas à mettre entre toutes les mains, mais ceux désireux de découvrir un récital dépoussiéré de ses clichés seront ravis de pouvoir l’ajouter à leur discothèque.