Pendant treize ans, ces bandes ont langui dans les caves de la Deutsche Grammophon. A leur écoute, on serait bien en peine de dire pourquoi. Ont-elles été considérées comme trop peu vendeuses ? Un producteur distrait les a-t-il laissées au bas d’une pile ? Ou bien d’obscures histoires d’exclusivité ? Quoi qu’il en soit, ces 70 minutes de musique s’écoutent dans une félicité constante. De plus, elles constituent une porte d’entrée idéale dans le monde des lieder de Brahms, lesquels sont peu programmés si on compare à ceux de Schubert ou de Schumann, et sont d’un abord assez délicat. En choisissant de donner ici les deux cycles de Liebeslieder-Walzer, l’éditeur met en évidence le visage le plus aimable du compositeur, Brahms à son plus viennois, ensoleillé et charmeur. Les lieder de l’opus 94 sont également un choix avisé pour s’adresser au néophyte : leur force émotionnelle est d’un impact irrésistible. Il en va de même des morceaux épars qui complètent le programme, qui ont été choisi avec beaucoup de discernement, pour chaque fois offrir un aspect différent de l’art de Brahms. Le lyrisme dans « Botschaft », la rigueur de l’architecture dans « Wie bist du, meine Königin », l’impatience enthousiaste dans « Meine Liebe ist grün ».
Autre écueil évité : la monotonie, qui guette pas mal d’albums de lieder, parce qu’un seul chanteur doit y varier presque à l’infini les atmosphères. Ici, ce sont pas moins de quatre chanteurs qui sont réunis, accompagnés de deux pianistes. Miracle du casting : tout en étant chacun des solistes confirmés, les participants forment une équipe soudée dans les Liebeslieder op.52 et 65, où les quatre voix sont traitées sur un pied d’absolue égalité par un compositeur très sûr de son contrepoint. Les autres lieder sont répartis de manière équitable.
C’est le ténor Matthew Polenzani qui ouvre le feu, avec une voix idéalement souple et lumineuse, et une sorte d’héroïsme intime qui est difficile à décrire par les mots mais qui convient parfaitement dans ces délicates miniatures. Celui qui fut un merveilleux David des Meistersinger dans la production du Met de New York filmée en 2001 confirme qu’il est deux ans plus tard passé maître dans l’art du récital. On regrette que sa carrière n’ait pas entre temps pris le virage qu’elle méritait.
Changement total d’atmosphère avec Magdalena Kozena. C’est la fêlure, la misère de la femme délaissée qu’on entend ici, dans une voix qui évoque un cristal parcouru de nervures délicates. Le « Immer leiser wird mein Schlummer » est étreignant. La prestation d’Andrea Rost n’est pas présente sur le pré-CD envoyé à la presse musicale, mais le feu et la grâce qu’elle met dans les Liebeslieder sont de bon augure. A Thomas Quasthoff reviennent comme souvent le tragique et le funèbre. Le baryton sait toutefois jusqu’où aller dans l’expression sans détruire la ligne, et sa prestation est un modèle d’équilibre, sur la ligne de crête entre beauté et désespoir.
Celui qu’il ne faut surtout pas oublier de mentionner, c’est James Levine, malgré le talent qu’il met à se faire petit. Constamment à l’écoute, prêt à relancer le discours, à fournir à ses chanteurs un appui solide, « Jimmy » renoue avec les qualités qui ont fait de lui un grand chef d’opéra : l’activité fébrile et l’énergie, jointes à une totale discrétion. Il est rejoint dans les Liebeslieder par un Yefim Bronfman qui délaisse les spots de sa carrière de soliste et les pyrotechnies virtuoses pour s’adonner à la joie toute simple de faire de la musique ensemble. Au total, un CD admirable, qui est à recommander à tous ceux qui ont encore peur de rentrer dans le monde fascinant des lieder de Brahms.