On avait beaucoup aimé sa Schöne Müllerin et on attendait la suite… Le jeune baryton (38 ans, c’est encore jeune dans ce répertoire) est de ceux qui reprennent le flambeau du Lied des mains maintenant tavelées d’une génération qui s’éloigne. Comment hériter d’une tradition en y apportant sa propre sensibilité, c’est toute la question.
Il eut des maîtres de premier ordre : Brigitte Fassbaender, Wolfgang Hozmair, Olaf Bär eurent à canaliser une énergie débordante sans étouffer une expressivité juvénile et fringante.
Doté d’un timbre de baryton puissant et conquérant, d’une voix très longue aux graves bronzés, sensuelle et troublante, Andrè Schuen possède cette chose mystérieuse qu’on appelle la présence et on a déjà écrit ici sa séduction en scène, un charme viril qui d’ailleurs passe tout à fait dans les micros, et une photogénie dont il aurait tort de ne pas jouer.
Daniel Heide et Andrè Schuen © D.G.
Le voici enregistrant ce Schwanengesang, dernier cycle de Lieder de Schubert, non pas conçu par lui, mais élaboré par l’éditeur Tobias Haslinger un peu de bric et de broc : sept mélodies sur des poésies de Ludwig Rellstab d’une sentimentalité très Biedermayer, ce qui n’enlève rien à leur beauté, six sur des textes très rudes, âpres, angoissés, d’Heinrich Heine, et une dernière bluette sur un texte de Johann Gabriel Seidl, dont on dit que c’est le Lied ultime de Schubert.
Le Schubert d’Andrè Schuen n’a pas (encore) la patine, la sagesse longtemps mûrie des vieux Liedersänger pétris d’expérience, de science, de savoir. Il a autre chose, un côté chevau-léger, jeune mâle plein de sève, cambré et vif ; sa mélancolie ne dure pas, il avance, et, si l’effroi le saisit un instant, il se ressaisit vite. Écoutez son Krieges Ahnung : rien de la profonde inquiétude de ses illustres devanciers, ni de leur suave méditation (c’est le monologue d’un jeune soldat à la veille d’une bataille), de leur confidence à mi-voix, mais l’incertitude vite balayée d’un jeune homme à la prestance impavide, oubliant vite son « cœur si lourd et inquiet » pour s’endormir dans de voluptueuses demi-teintes vocales en songeant à sa fiancée.
Cette chose mystérieuse qu’on appelle le charme
Les plus bondissants de ces Lieder sont évidemment d’un charme infini, vibrants, ondoyants, brûlants de désir, tel Frühlingssehnsucht (le printemps, c’est tout lui) sans parler du velours de Ständchen, sérénade irrésistible, presque trop, ou de la désinvolture bondissante d’Abschied (Adieu) qui se teinte in fine d’un soupçon d’inquiétude, vite oubliée.
© D.G.
Le premier degré montre parfois ses limites, ainsi dans Aufenthalt, et le piano plutôt carré de Daniel Heide, dont le toucher est à l’occasion un peu basique, ajoutera à ce sentiment : « Fleuve frémissant, forêt mugissante, falaise abrupte, mon séjour », dit le poème. Le phrasé est altier, les basses de bronze, les aigus conquérants… Manque seulement un je-ne-sais-quoi de doute, de repli sur soi, d’arrière-pays.
La voix réserve de grands plaisirs, ainsi cet inextinguible « Auf ihren Wegen nach » dans In der Ferne, pris dans un tempo lentissime que permet une maîtrise du souffle impressionnante. Ce Lied de l’exil, sans jamais de faille au fil de longues tenues vocales sombres, s’illumine dans la dernière strophe de frémissements d’espérance, que l’éclat du registre élevé et une vaillance infatigable font rayonner.
Les Heine-Lieder ou le mystère Schubert
Mais c’est évidemment dans les Heine-Lieder qu’on attend l’interprète du Schwanengesang. On ne sera pas déçu.
Der Atlas est très beau, proféré sans plus de souci de faire du beau son, mais avec une âpreté dans le sarcasme, une manière de dérision monumentale. Les éclats finals de chaque strophe, avant les trois retombées fatidiques, sont soulevées par l’énergie et la douleur du désespoir. Le timbre prend ici quelque chose de métallique et de violent, très en situation.
Dans Ihr Bild, la transparence vocale, la juvénilité rêveuse n’ont plus rien de mièvre. L’intériorité des larmes, la suggestion d’un ailleurs de songe, la grandeur dans le chagrin, les demi-teintes, le crescendo jusqu’à l’accablement final, tout est d’une grande noblesse.
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Peindre avec la voix
Après le charme très viril de Das Fischermädchen, manière de barcarolle d’une lumineuse beauté vocale (avec le détail ravissant de la voix mixte sur Perle), on entendra le timbre se faire blafard pour évoquer le Nebelbild, l’image de brume, où apparaît Die Stadt.
Ici encore la maîtrise de la voix mixte, sur les arpèges liquides du piano, prend toute sa force d’évocation. Et on entend ce regard intérieur (si on ose dire) qui manquait un peu selon nous dans les premières plages.
Jusqu’à ce qu’éclate la violence d’un ultime éclat de soleil couchant éclairant cette ville de rêve, comme un flash de mémoire, une illumination à la Rimbaud. Le fortissimo sur das Liebste (j’ai perdu ce que j’avais de plus cher) est d’autant plus implacable après tant de suggestion brumeuse.
Andrè Schuen en appelle à ce que sa voix à de plus lumineux pour évoquer le souvenir de la bien-aimée dans Am Meer, tout d’émerveillement. Et à nouveau aux grâces de la voix mixte pour rappeler le moment radieux où elle et lui étaient assis au bord de l’eau. Puis le brouillard se leva et le narrateur but les larmes qui coulaient des yeux de l’amoureuse. La voix quitte le territoire de la réminiscence pour monter jusqu’à un sommet de puissance (les larmes sont un poison mortel) avant de retomber (chez Schubert tout retombe toujours). De grands moyens techniques (la savante gradation sur « Die Seele stirbt vor Sehnen – Mon âme meurt de langueur ») sont ici mis au seul service de l’émotion.
Daniel Heide et Andrè Schuen © D.R.
Le sommet du cycle, Der Döppelgänger, l’une des pièces les plus énigmatiques de Schubert (on imagine son trouble quand il découvrit le texte de Heine), est pris dans une extrême lenteur, presque maniériste. D’abord blême, la voix processionne jusqu’à un premier climax sur « Und ringt die Hände, vor Schmerzensgewalt », puis un deuxième sur « meine eigne Gestalt ». On se surprend à penser qu’il y a là davantage d’affectation que d’émotion profonde, même si la réalisation est brillante et la voix d’une impérieuse solidité. Il faut dire que Hotter et Fischer-Dieskau, l’un et l’autre avec Gerald Moore, ont miné le terrain sans doute pour un certain temps…
Après ce sommet d’expression, un peu esquivé, le récital se terminera avec l’insouciant Taubenpost, tout de séduction juvénile et de grâce, faisant symétrie avec le Liebesbotschaft initial, qui ne manquait déjà ni de l’une ni de l’autre.
Un très beau récital sans doute, même si on aurait aimé retrouver (mais c’était peut-être la surprise de la découverte) le plaisir total de La Belle Meunière.