Régine Crespin (1927-2007)
Février avait fêté ses quatre-vingts ans.
Elle s’était prêtée d’excellente grâce aux festivités et aux hommages. Elle avait accordé des interviews. Elle était revenue avec patience sur sa carrière, sur sa vie, tant de fois déjà contées.
Elle nous avait rappelé le visage de cette mère marseillaise fière – un rien faraude – faisant chanter sa petite devant les voisins admiratifs. Elle nous avait redit, encore, ce concours organisé par le journal Opéra, remporté à Nîmes, confirmé à Marseille, couronné à Paris, et lui ouvrant tout grand les portes du Conservatoire de Paris, classe de Jouatte.
On était revenu sur cette carrière un peu parisienne d’abord, mais largement provinciale ensuite, où elle aborda les rôles les plus exigeants, se forgeant un répertoire et une endurance que Paris, la cantonnant dans de moindres emplois, ne lui eût pas offerts.
On avait – et comment ! – daubé sur l’aveuglement de l’Opéra de Paris, l’engageant dans sa troupe, ne lui offrant nul égard, la laissant repartir en Province, puis, le succès venant, lui offrant de nouveau un contrat pour une fois de plus la contraindre à repartir, cette fois pour l’immense carrière qu’on sait, et revenir enfin pour l’adoubement absolu (notamment une Maréchale de 1958).
Oui, on avait feuilleté avec attendrissement cet album de photos sépia. On y avait revu une Régine blonde et grasse en Elsa de Mulhouse (1950). On s’était ressouvenu de ces yeux en amande soulignés de kohl et de ces lèvres fines créant un masque entre mille reconnaissable, et surtout ces larges pommettes où la lumière se mire, et où le chant vient vibrer.
Et puis les consécrations, toutes les consécrations. Cinquante ans après, on n’en était pas encore revenu. Cette petite marseillaise accueillie à Bayreuth par Wieland Wagner pour chanter non la Sieglinde attendue, mais Kundry ! Et le triomphe ! Et Knappertsbusch, le vieux sage ronchon, lui avouant que jamais il n’avait eu de meilleure Kundry ! Non vraiment, c’était trop beau.
Et les triomphes du Colon de Buenos Aires ! La Carmen applaudie une heure, la voiture de Tosca portée jusqu’à l’hôtel à bras d’hommes, les fleurs, les hourras !
Les noms avaient défilé, tous plus mythiques les uns que les autres : outre Wieland Wagner et Hans Knappertsbusch, fusèrent les noms d’Ansermet, Poulenc, Karajan, Solti, Corelli, Nilsson, et tant d’autres.
Oh, bien sûr, on pleurait sur une vie de femme quelque peu sacrifiée. Les noces vénéneuses avec son répétiteur d’allemand Lou Bruder. Les déprimes. Les échecs – la maternité renoncée. Les maladies – deux cancers. Mais de ces malheurs et de ces embûches elle était toujours sortie plus forte, et plus humaine. Elle y avait sans doute gagné cette capacité de compassion et d’écoute qui ferait d’elle dix-sept ans durant le professeur-phare du Conservatoire de Paris (1975-1992), puis une conseillère attentive, dispensant en Master Class (parfois publiques) quelques clefs, mieux : quelques arcanes. On l’a vue révéler à de jeunes chanteuses des voix qu’elles ne se soupçonnaient pas, en un instant, devant tout le monde, comme ça, tout en tirant sur sa cigarette.
Et voici : cette femme-mythe, cette cantatrice-légende était là, parmi nous, présente, vibrante encore et si chaleureuse, si drôle, portant beau ses quatre-vingts ans, comme on dit.
Le jeudi 4 juillet, au plus beau d’un été parisien qui cette année s’est ingénié à prendre toutes les couleurs du plus rude des hivers, la légende s’en est allée.
Elle nous a laissés avec le souvenir tendre de ces journées de février, de ces causettes aimables, des évocations à la fois trop légères et trop graves de ses douleurs et de ses succès. Elle s’est absentée comme s’éteint une conversation, comme s’absente un convive aimable ; avec discrétion et sans tour d’honneur.
Nous l’avions à peine laissée. Nous nous retournons. Elle n’est plus là.
Et s’ouvre un manque que nous n’aurions pas soupçonné. Nous avons admiré une très grande chanteuse, une grande Française, nous avons fêté une femme chérie, nous avons tout fait pour lui dire que nous l’aimions, nous nous sommes repassés ses enregistrements, nous avons longuement analysé son art.
Et nous sommes passés à côté de sa grandeur véritable. La mort ouvre cette béance. L’absence définitive agit comme révélateur le plus sûr.
***
Bien des artistes vivent, après leur retraite, dans le refuge paisible de l’oubli. Nous continuons de cultiver leur mémoire. Mais jamais nous n’aurions l’idée d’aller à leur rencontre, dans quelque province éloignée, leur poser des questions. Leurs témoignages enregistrés nous donnent tout ce qu’il faut savoir.
Ainsi de Régine Crespin. Elle vivait à Paris. Elle était dans l’annuaire. Elle ne s’était pas soustraite à l’ordinaire de la vie. On pouvait la croiser au concert, dans la rue promenant son chien, la voir jusqu’il n’y a pas si longtemps exercer en master class. Pour le reste, il y avait les disques. Y avait-il lieu d’aller à sa rencontre, lui soutirer encore des confidences ? Ne s’était-elle pas assez expliquée ?
A cette question, c’est, hélas ! la mort qui répond.
Et elle répond : oui.
Car dans le concert de louanges et d’attendrissement, quelque chose est resté caché. Une fois éteints les feux de la fête, quand se rallument les flambeaux du deuil, on remarque sous les cendres un brandon encore ardent.
Et l’on comprend que Régine Crespin a accepté d’être la reine du bal justement parce que c’est ainsi qu’on voile le mieux ses secrets. Elle a écrit son autobiographie – elle l’a même republiée avec un épilogue – pour mieux dire ce que nous voulions entendre, tout en taisant ce que nous voulions savoir.
Ecoutons Régine Crespin.
Cette voix à l’émail translucide mais infrangible, ce timbre concentré et pénétrant, ces ressources de ligne et d’aigu, cette lumière dispensée sans économie, étaient la part scintillante d’une matière sombre, profonde – et brûlante. Abîmes secrets d’une voix révélés dans les Chansons de Bilitis, en cette simple phrase : « Les satyres sont morts ». Ou dans le Nussbaum de Schumann, où frémissent les désirs païens du renouveau et de l’assouvissement. Je l’entends dans la phrase finale du Spectre de la Rose, où passe la brûlure de l’érotisme. Dans la déréliction furieuse d’Eboli, aussi.
Et dans La Maréchale – portée dans le monde entier, de Paris à New York, et fêtée même à Vienne -, l’indéfinissable, l’irrésistible, et l’irrémissible, suffusion de la transgression sous les dehors de la galanterie entendue. Où Schwarzkopf fait entendre les désastres annoncés de l’âge, et fait danser l’ombre projetée de la mort, Crespin donne à sentir le crépuscule rougeoyant du désir et des sens, ardent sanglot baudelairien disant la désolation des corps en déroute.
En Kundry, il y a celles qui font entendre le tourment de la chair coupable (Mödl), ou le remords d’une âme désertée par la grâce (Meier), et il y a celle qui porte le scandale de la débauche, l’inacceptable tentation des délices charnelles – et c’est Crespin (Bayreuth, 1958-1960)
De même, face aux Carmen cigarières sentant la sueur, elle incarne celle qui instille dans l’innocence benoîte de Don José le venin de la sensualité : sa Carmen (abordée en 1975) n’a pas besoin de clins d’œil, ni besoin d’une espèce de dignité controuvée, elle n’a qu’à chanter pour, au sens propre, ensorceler – et pour cela, c’est simple, il suffit de chanter avec la ligne, avec le mot, avec la couleur ce que Bizet a écrit. Sa séguédille seule mettrait les hommes à genoux ; en comparaison, les autres sont de vagues aguicheuses.
Chantée par Régine Crespin, une héroïne d’opéra cesse d’être une icône théâtrale. Elle s’échauffe et se gonfle d’un sang brûlant, avide, impérieux.
C’est de cette brûlure que s’alimente la voix même ; de là qu’elle tire son immense force consolatrice.
Car ce n’est paradoxe qu’apparent de penser que le désir est ravageur seulement. Le désir, profondément, écoute, et comprend, et partage.
Ainsi Régine Crespin, ainsi ces héroïnes immolées dans la compassion : qu’on écoute cette Sieglinde, qui donne à Siegmund toute sa force ; cette Desdémona où Otello retrouve sens et raison ; cette Charlotte que déchire la prescience de ce que Werther bientôt commettra ; et cette Iphigénie acceptant son destin sans aucune niaiserie, mais avec la force immense de l’assentiment consenti, telle ces deux autres marbres antiques prenant feu, Cassandre et Didon ; enfin la Seconde Prieure (créée en 1957) s’immolant dans une autre forme de désir suprême, le désir de Dieu.
Lorsque la chair ainsi réclame, l’âme n’est pas sauve et n’est point quiète. Tant de chanteuses estiment que leur chant révèle leur âme – forcément belle. Crespin y exposait son corps, et, se souciant peu de lui offrir quelque miroir flatteur, mettait son âme en danger.
Elle aura de ce point de vue été la chanteuse la plus absolument à nu, la plus totalement livrée aux sortilèges de la musique et à ses embrasements. Qu’on s’entende : on ne parle pas ici de la fameuse culture de l’acting singer, avec gesticulations et yeux qui roulent. On parle bien de cette façon de ne rien retenir de soi, et de se transfuser sans retenue dans ses rôles – physiquement mais surtout affectivement, vocalement. On parle de l’art sacré du chant.
Faire du chant une expérience radicale, et en accepter tous les bouleversements, tous les déséquilibres induits, les immenses et dangereux retours de flamme, voilà ce que fit Régine Crespin, avec méthode, en pleine conscience, ne sachant faire autrement que se donner. Elle fut la Brünnhilde qui se jette dans la fournaise, et cette fournaise était l’Art.
La maternité n’eut pas lieu ; le corps se rebella ; la vie personnelle se désorienta, jusqu’à la crise grave de 1974. Résolue par un degré de plus dans la mise en danger : en 1975, elle revient dans Carmen…
Régine Crespin, dans son autobiographie, analyse elle-même ce conflit intérieur. Elle met à part Régine et Crespin, la première ayant à souffrir de la seconde. La première, c’est la famille, le soleil de Marseille, le farniente, la lecture ; la seconde, c’est la diva, le travail incessant, l’avion, l’hôtel solitaire, les réceptions, des déceptions ; mais c’est surtout le feu incontrôlable d’une nature, la force dévorante d’un instinct faisant étincelle de tout bois et consumant jusqu’à sa vivante enveloppe. Régine ne fut pas la victime de Crespin, elle fut son combustible.
Cet empire inflexible du tempérament, empire exsudant en tout ce que Crespin nous a laissé, il ne faut pas le confondre avec quelque anarchie ou improvisation. Au contraire. L’immense dignité de Crespin a été de couler ce métal au creuset du travail le plus intense. Travail conçu non comme lit de Procuste des facultés, mais comme moyen de les chauffer à blanc. Apprendre l’allemand ainsi, apprendre Wagner ainsi, chanter Strauss ainsi, qui sont si loin apparemment des sources premières, c’est démontrer que le travail offre aux instincts leur juste aliment – loin de les cantonner dans le déjà-vu, dans le connu d’avance, il rompt les digues et affranchit. Dans ses rôles allemands, Crespin a trouvé son plus rigoureux travail, et la réponse la plus juste à ce qui travaillait sourdement en elle, à ce qui la tenaillait si violemment. Elle n’a rien canalisé. Elle a mis au jour, permis à force de travail que jaillisse la lave qui en elle grondait.
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C’est de cela qu’on eût voulu entretenir Régine Crespin. Les autobiographies fourmillant d’anecdotes, les interviews bienveillantes, les photos de diva en gants blancs : autant de masques.
Nous aurions voulu savoir mieux comment on s’arrange d’une si native ardeur, comment on dompte son démon, comment on vit en compagnie de cette idole insatiable qu’on porte en soi.
Nous n’avons pas osé. On se serait heurté à la politesse qui est de mise face aux questionneurs indécents. Et puis, tout est dans les disques, où irradie cette énergie pure faite beauté.
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Les Grecs savaient déjà qu’il est des êtres hantés de naissance par quelque divinité, et transportés, et consumés par elle. Ils les appelaient des enthousiastes. Nous disons : des inspirés. Et ils s’imaginaient les femmes possédées de cet instinct se livrant la nuit à des chants et des danses lascives et dévorantes. Dans quelques-unes de nos modernes divas, nous reconnaissons la survivance des servantes du dieu Pan. Elles déchirent les impavides, détruisent les tièdes, et entraînent les autres à des débordements insoupçonnés. Chez les Grecs, on adorait, on redoutait, on invoquait ces brûlantes prêtresses, les Bacchantes.
Ainsi faisait Régine Crespin, suscitant passions, effusions, délires sans perdre la conscience nette de la vestale. Pour elle, allumons des feux dans les champs d’olivier, dansons autour du bûcher et frappons du pied la terre nourricière : la dernière Bacchante est morte.
Sylvain Fort