Wolfgang Windgassen, Held légendaire et artiste héroïque
par Christophe Schuwey
« Heil dir Brünnhild’, prägnede Stern, strahlende Lieb! », salut à toi, Brünnhilde, étoile étincelante! amour rayonnant!, répond Siegfried, lumineux, radieux, au début du Crépuscule des Dieux. Cette musique, ces textes, Wolfgang Windgassen les aura fait résonner d’une manière unique pendant 17 ans dans le Bayreuth d’après-guerre, de 1951 à 1970. Il n’est pas si fréquent qu’un chanteur soit reconnu et aimé universellement, autant pour sa musicalité que pour ses talents d’acteur. Held certes dans son chant mais aussi dans sa carrière, puisqu’il a enregistré un nombre record d’intégrales wagnériennes, et parce qu’il a approché pratiquement tous les rôles du compositeur, de Froh à Parsifal, Wolfgang Windgassen fait indubitablement partie des chanteurs de légende.
Un cadre propice
Wolfgang naît en 1914 à Annemasse. Il est le second fils (l’aîné, Joachim, fera carrière dans l’armée) de Fritz Windgassen et de Vali von der Osten: une mère soprano colorature et un père ténor. Le répertoire de ce dernier comprend aussi bien La Bohème que Siegfried et Radamès; c’est un chanteur au parcours intéressant: de ténor lyrique à ses débuts vers 1910, il évoluera progressivement vers le répertoire héroïque. Wolfgang, à ce sujet: «il a […] abordé lentement les grands rôles héroïques, très lentement toutefois – ce que je voudrais souligner-, travaillant et découvrant patiemment et en profondeur ses moyens. C’est si important! Les chanteurs d’aujourd’hui sont bien trop pressés!» (1) Engagé dès 1923 par l’opéra de Stuttgart, Fritz Windgassen y interprétera les héros wagnériens, tout en continuant à chanter, entre autres, Händel et Mozart.
Un jour, alors que Wolfgang rentre de l’école, Fritz l’interroge sur ce qu’il projette de faire plus tard: «J’aimerais être acteur de cinéma» lui répond-il. Son père lui rétorque qu’il faut d’abord trouver quelque chose de plus raisonnable; mais, néanmoins, le théâtre l’intéresserait-il? «Dans ce cas, je veux être chanteur» répond alors Wolfgang. «Pour être chanteur, il faut une voix; or, tu n’en as assurément pas. Essaie le théâtre». Travaillant comme volontaire technique au Stadttheater de Stuttgart, il y rencontre Alfons Fischer et lui parle de sa passion pour le chant: celui-ci va prendre le jeune Wolfgang sous son aile, à l’insu de son père. Quelques mois plus tard, alors qu’ils répètent dans une des salles du théâtre, la porte s’ouvre soudain sur Fritz, tout étonné d’y découvrir son fils, en train de vocaliser. «Eh bien… c’est déjà carrément bon! Laissez-moi écouter la suite». Dès lors, Windgassen travaille à la fois avec son père pour l’interprétation, étudiant en profondeur des dizaines de rôles, tandis qu’il améliore sa technique avec Fischer, «un homme fait pour aider les chanteurs». Lors de son service militaire, qui débute en 1937, il parvient à se faire nommer officier de réserve, ce qui lui permet de poursuivre sa formation, d’interpréter son premier rôle à l’opéra de Pforzheim (Pinkerton) et d’éviter les combats de la Seconde Guerre mondiale.
En 1951, il est appelé par Wieland Wagner pour participer à la réouverture de Bayreuth. En 1972, il devient directeur artistique de l’opéra de Stuttgart; deux ans plus tard, un arrêt cardiaque le foudroie, peu après y avoir chanté Tannhaüser…
Le Windgassen de Bayreuth
De 1951 à 1970, Wolfgang sera le fidèle de Bayreuth par excellence, le porte-drapeau de la génération des chanteurs wagnériens d’après-guerre. Compagnon d’Asrid Varnay, de Gré Brouwenstijn, mais surtout de Birgit Nilsson, il accompagne les années Wieland Wagner, qui le surnommait «mein Held», faisant référence à sa capacité de tout chanter et à son endurance exceptionnelle. Le titre n’est en rien exagéré, on ne compte plus les Ring qu’il a enregistrés: Krauss, Böhm, Solti, … autant de références où il interprète Siegfried.
Plus léger qu’un Lauritz Melchior ou qu’un Ramon Vinay, et pourtant véritable heldentenor, Windgassen a le timbre idéal du jeune Siegfried, coloré, vif et vivant; plaintif lorsque il pense à sa mère ou lors de l’agonie; insolent, effronté et solaire lorsqu’au bord du Rhin, il en côtoie les Naïades ou que, chez Mime, il forge Nothung. C’est là la voix véritable du héros jeune, mais profond, toujours humain, le Siegfried de rêve: à Bayreuth, c’est le rôle qu’il chantera le plus, avec Tristan. C’est pourtant en Siegmund, à Stuttgart, en 1951 qu’il abordera son premier grand rôle du Ring (la même année, il chante Froh à Bayreuth), rôle qu’il reprendra quelques années plus tard au Festspielhaus. On pourrait penser que les qualités précédemment citées pour jouer Siegfried l’auraient desservies ici. Pourtant, l’enregistrement de Furtwangler avec la RAI en 1953 nous prouve que Windgassen sait aussi être le héros maudit et tragique: la tessiture légèrement plus basse du rôle lui permet d’assombrir quelque peu le timbre; la musicalité et l’intelligence faisant le reste, on y découvre un Siegmund de grande classe. On oublierait aussi parfois qu’il fut dès 1965 un Loge de première classe: comme dans ses rôles d’opéras plus légers (Die Fledermaus pour n’en citer qu’un), son timbre particulier lui permet d’approcher aussi les rôles de «demi-caractère».
Evidemment, Windgassen ne s’est pas limité à la Tétralogie: il est autant Tristan ou Parsifal que Siegfried. Il suffit de penser à cet enregistrement légendaire qu’est le Tristan et Iseult de Böhm avec Nilsson, et l’unanimité de la critique pour chacun de ses Tristan sur scène, années après années, joyaux du festival. La collaboration entre les deux artistes est d’ailleurs constante: combien d’enregistrements où l’un côtoie l’autre!
Pourtant, ses interprétations de Tannhäuser et de Walther von Stolzing (Die Meistersinger von Nürnberg) n’ont pas connu le même succès que ses autres rôles wagnériens. La découverte de son Tannäuser est intéressante: on peut en effet, à son écoute, comprendre les réserves formulées sur le manque de lyrisme du ténor. C’est que Windgassen, peut-être à tort pour cet opéra qui garde un pied dans une tradition plus classique, approche les airs de l’oeuvre comme s’il s’agissait de musique continue. Ceux-ci ne sont donc pas abordés par Windgassen comme des numéros séparés, avec ce que cette approche implique dans l’interprétation, mais sont chantés comme parties intégrantes de l’action. Il n’en reste pas moins que Windgassen les interprétera de nombreuses fois pendant toute sa carrière à Bayreuth… et que le critique du journal de Tokyo (sic) parlera de ce Tannhäuser comme du diamant du nouveau Bayreuth.
Tant de facilité, tant d’aisance et de talent sont-ils innés? On pourrait le penser, et pourtant: «J’ai eu besoin de beaucoup d’années pour pouvoir vraiment apprendre et m’approprier les rôles wagnériens. Il y a peut-être un ténor par siècle qui peut y arriver plus facilement, mais, pour presque tous les ténors, ce n’est pas le cas. Tout le monde doit se découvrir. Le rôle doit d’abord se travailler correctement dans le corps, dans la gorge, avant que le reste ne puisse venir… pour qu’il puisse ensuite prendre vie sur scène.» Evident ? Et pourtant… combien d’artistes lyriques aujourd’hui, tous répertoires confondus, ont-ils cette sagesse, ce professionnalisme… ce simple bon sens?
L’autre Windgassen
Bien que le nom de Windgassen fasse immédiatement référence à Wagner, on aurait tort d’oublier l’immense répertoire de l’artiste, allant d’Uriel (dans Die Schöpfung) à Hoffmann, en passant par Tamino, Rodolfo, Pélleas et… Don José! Ce sont en tout plus d’une cinquantaine de rôles non wagnériens que le chanteur compte à son actif, interprétés tout au long de sa carrière. C’est qu’il ne faudrait pas oublier les dix années précédant Bayreuth où Windgassen chantait des rôles lyriques, puis, peu à peu, des rôles semi-héroïques (Max du Freischütz).
On garde heureusement quelques témoignages de cette sorte de «carrière parallèle», et on trouve, en cherchant bien, une petite dizaine d’enregistrements de cet autre Windgassen. Ainsi, cette neuvième de Beethoven datée d’août 54, avec Fürtwangler et Gré Brouwenstijn, enregistrée… à Bayreuth. On y rencontre un Windgassen plus jeune, celui-là même qui avait enregistré une année auparavant son premier Ring avec Krauss. Bien que la dernière partie ne soit globalement pas la plus belle de l’enregistrement (par rapport, en autres, à l’adagio molto, une vision d’absolu), il y est insolent d’assurance et de vigueur. Autre témoignage, la Fledermaus avec Gundula Janowitz, dirigée par Böhm, datée de 1972 soit deux ans avant sa mort. On y découvre un Windgassen en Orlofsky à la voix un peu assombrie, mais toujours en pleine possession de ses moyens, d’une intelligence – ici, comique – unique. Toujours dans les belles réussites, le Fidelio avec Furtwängler (qu’il enregistrera aussi avec Karajan), enregistrement globalement remarquable – le génie du maestro et le Pizzaro d’Otto Edelmann y étant pour beaucoup – où il offre un Florestan de tout premier ordre, avec une voix qui laisse déjà poindre le timbre de la pleine maturité. Citons aussi ces opéras aujourd’hui rarement joués que Windgassen a enregistrés, souvent avec brio, dans un répertoire où on le sent aussi à l’aise que dans Wagner: entre autres, Tiefland de d’Albert, gravé en vinyl et jamais réédité, ou Die Toten Augen du même compositeur, encore disponible.
On pouvait s’attendra, de par sa qualité de ténor héroïque, à ce qu’il aborde le rôle d’Otello; il en gravera deux versions. On en garde notamment un témoignage vidéo, sous la baguette d’Arrigo Quadri:
Si l’Otello proposé ici peut surprendre et déplaire à certains, on ne peut que rester époustouflé devant «l’art total» que représente cette interprétation – autant sur le plan musical que scénique – poignante, incarnée jusqu’au bout des ongles et sanguine. Sont-ce des larmes que l’on entend, dans sa voix, au début? A nouveau, comme pour Siegfried, son timbre au millier de magnifiques couleurs nous offre une palette d’émotions, d’atmosphères, d’une richesse prodigieuse, une interprétation bouleversante… à nulle autre pareille.
Conclusion
La voix unique et les qualités théâtrales de Wolfgang Windgassen auront marqué presque tous les rôles auquel il a touché. Il suffit d’évoquer Siegfried, et c’est à lui qu’on pense: son interprétation est un classique, une référence, une des voix types du rôles, influant encore sur la manière d’approcher le personnage. Son timbre inimitable, son intelligence musicale et scénique extraordinaire, son professionnalisme font de lui un chanteur absolument unique, un des grands, des très grands ténors de l’Europe d’après-guerre, un véritable Held reposant aux côtés d’une Astrid Varnay ou, plus proche dans leurs carrières respectives, d’une Birgit Nilsson. Empruntons, en guise de conclusion, ces mots extraits d’une lettre de Wieland Wagner à Windgassen: «Vous savez comme il est difficile de remercier ou d’exprimer sa reconnaissance par des mots qui ne sonnent pas conventionnel ou plat. Je crois pourtant que vous avez, après la dernière représentation, compris mes balbutiants aveux [stammelndes Geständnis] comme ils devaient l’être» .
1. Brendt W. WESSLING: Wolfgang Windgassen, Bremen, Carl Schünemann Verlag, 1967, p. 25