Le directeur musical de l’Opéra de Paris, Philippe Jordan, nous a fait cadeau d’un peu de son temps entre deux répétitions de La Walkyrie qui sera dévoilée au public ce soir, lundi 31 mai. Avant-première.
Quel est, selon vous, le rôle du directeur musical dans l’élaboration de la conception d’ensemble qui soutiendra la réalisation scénique d’un opéra ?
La fonction du chef d’orchestre est essentielle car c’est lui qui a la connaissance globale de l’œuvre qu’il va diriger. En tant que directeur musical de l’Opéra de Paris, j’ai la chance de pouvoir émettre des souhaits auprès de Nicolas Joël quant aux metteurs en scène avec lesquels j’aimerais travailler et il en tient compte, si bien que les conditions préalables à une bonne entente sont réunies et les risques d’antagonisme presque nuls. En effet, il est essentiel que le chef d’orchestre et le metteur en scène puissent établir dès le début de bonnes relations afin de parvenir à une construction commune, sans divergences majeures.
Pouvez-vous nous donner quelques indications à propos de votre collaboration avec Günther Krämer pour la Tétralogie ?
Nous avons fait notre première réunion de travail il y a trois ans et l’alchimie a opéré aussitôt. J’étais très content d’avoir pour partenaire quelqu’un qui avait l’expérience de la Tétralogie, avec toute sa complexité. Günther l’avait déjà mise en scène il y a vingt ans et avait acquis le recul nécessaire pour bien aborder ce travail, nous pouvions donc créer une base commune. Ensuite, nous nous sommes vus tous les six mois, nous avons parlé de ce que nous voulions faire, échangé nos idées, commenté les maquettes de décors et de costumes. Enfin, nous avons commencé les répétitions scéniques de Rheingold six semaines avant la première, ce qui est très important pour la production. J’ai particulièrement aimé, dans notre Or du Rhin, les moments magiques, par exemple la scène des métamorphoses d’Alberich coiffé du Tarnhelm, sans que Günther cherche pour autant à créer l’illusion. Et cela, c’est très important pour moi car Wagner lui-même est enchanté par la magie qu’il crée tout en en restant le maître, et les auditeurs sont toujours avides de découvrir peu à peu par quels moyens il y est parvenu. Günther a également abordé l’œuvre sous d’autres angles : analytique, monumental (je ne me suis jamais vraiment posé de question sur le symbole de ce globe sur lequel évoluent les dieux, je pense que c’est à chacun de l’interpréter comme il le souhaite), mais également minimaliste, c’est-à-dire mettant en valeur les détails qui ont toute leur importance, ce qui est exactement ce que je recherche en dirigeant Wagner. L’une des scènes minimalistes que je préfère est le début de la scène 4, quand Wotan et Froh, remontés de Nibelheim, se retrouvent face à face avec leur prisonnier Alberich. Il n’y a presque plus rien sur le plateau, tout se concentre sur les trois personnages, soulignant le côté très intime, chambriste, de la partition où l’orchestre est réduit à quelques instruments, clarinettes, trombones et timbales.
Quelles sont d’après vous les règles que le metteur en scène devrait se fixer pour traduire le mieux possible la musique au-delà des mots ?
Pour moi, c’est assez simple : respecter la musique ; savoir de préférence lire une partition, ce qui est de plus en plus rare de nos jours, et si ce n’est pas le cas, avoir des affinités avec l’œuvre de façon à percevoir ce que dit la musique au-delà des mots. Quant au texte, il permet généralement de nombreuses lectures qui éclairent chacune un aspect particulier mais une interprétation qui n’a plus rien à voir avec le livret n’a pas lieu d’être. Autre point, tout aussi capital, pour le metteur en scène : respecter les chanteurs ; ne pas les mettre en position de danger vocal ; tenir compte de leurs capacités scéniques et vocales et de la spécificité de leur personnalité ; ne rien exiger d’eux sans les avoir au préalable convertis à sa vision des choses, les avoir mis de son côté. Les interprètes ont besoin de se sentir bien dans leur corps et dans leur tête pour donner le meilleur d’eux-mêmes. Par exemple, en cas de double distribution ou de reprise d’un spectacle, on ne peut pas demander la même chose à deux chanteurs interprétant successivement le même rôle, il faut s’adapter à leur personnalité et trouver comme leur faire exprimer la même intention, chacun à sa façon, sans qu’ils se sentent contraints ou dépossédés d’eux-mêmes. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut leur laisser la bride sur le cou.
Vous êtes-vous déjà trouvé, par le passé, dans la situation d’être en désaccord avec le metteur en scène parce qu’il ne respectait pas suffisamment la partition ?
Oh oui ! Souvent ! Lorsqu’un metteur en scène ne tient pas suffisamment compte de la partition et des chanteurs, qu’il cherche à exprimer sa vision à lui, en rupture avec le texte ou la musique, je discute avec lui. S’il y a des problèmes techniques, comme un élément de décor qui étouffe les voix, des déséquilibres vocaux dus à une mauvaise disposition sur scène, ou encore une erreur d’interprétation, je demande des changements. Ainsi, récemment, j’ai eu un petit différent avec mon partenaire dans Le Bal masqué. Sa mise en scène, très contemporaine, ne me posait pas spécialement de problèmes, mais dans la grande scène d’Amélie venant chercher l’herbe magique au cimetière, il avait transposé l’action dans un hôtel américain et il a voulu remplacer les douze coups de minuit par une action scénique qui lui semblait plus expressive : un bruit mystérieux retentissait et les flammes des bougies du chandelier tenu par Amelia se mettaient à vaciller ; il estimait que cela suffisait à évoquer cette heure fatale de minuit. Heureusement, j’ai réussi à l’en dissuader car les cloches font partie de l’orchestration et leur effet est irremplaçable. Les situations de conflit sont devenues presque « normales » aujourd’hui lorsqu’on travaille dans un théâtre en tant qu’invité, si bien que la situation devient parfois intenable. Cela m’est arrivé au Festival de Salzburg en 2004, pour le Cosi fan tutte réalisé par les Herrmann dont j’apprécie pourtant énormément le travail. La production avait été créée au Festival de Pâques avec Simon Rattle auquel j’ai succédé lors des représentations du festival d’été. A ma grande stupéfaction, les Herrmann ne m’ont pas donné droit à la parole, ils ont dirigé les chanteurs non seulement du point de vue scénique mais aussi musical car ils tenaient à ce que rien ne soit changé à la production de Pâques. Ils ont pris sur eux toutes les compétences. Ainsi, dans les récitatifs, ils décidaient de tout, la couleur, les tempi, les pauses, les nuances, j’avais les mains liées. J’ai dirigé la série de représentations de 2004, puis j’ai eu une discussion avec la direction car j’avais signé un contrat pour les reprises des deux années suivantes. Je souhaitais qu’elle intervienne auprès des Herrmann pour que j’aie moi aussi mon mot à dire, mais cela m’a été refusé, j’ai donc dû donner, à grand regret, ma démission. Une expérience douloureuse, mais une décision que je ne regrette pas.
Quels sont vos meilleurs souvenirs de collaboration avec un metteur en scène ?
De ce point de vue, 2008 a été une excellente année. J’ai beaucoup aimé travailler avec David Mac Vicar pour la production de Salomé à Covent Garden, il prenait certaines libertés mais sa lecture me plaisait et nous nous accordions bien. Mon meilleur souvenir reste toutefois le Capriccio réalisé à l’Opéra de Vienne avec Marco Arturo Marelli, auteur de la mise en scène et des décors, qui a apporté de multiples éclairages sur l’œuvre, avec de nombreux changements de décors à vue, d’une grande fluidité, qui traduisaient en superbe vision théâtrale tout ce qu’exprimait la musique de Strauss. Il a su travailler en totale harmonie avec ses collaborateurs, en particulier avec les chanteurs qu’il a magnifiquement dirigés.
Propos recueillis par Elisabeth Bouillon le 27 mai
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