La nomination en 1973 de Rolf Liebermann (1910-1999) à la tête de l’Opéra de Paris inaugure des temps nouveaux. Sous son septennat, la première institution lyrique française atteint un apogée. A l’occasion du centenaire de la naissance de celui que l’on surnomma « le patron », une exposition au Palais Garnier commémore jusqu’au 13 mars prochain cet âge d’or. Avec un double problème à résoudre. Comment faire comprendre à ceux qui ne l’ont pas connu le miracle Liebermann ? Et, encore plus difficile, comment remémorer à ceux qui l’ont connue une époque que les souvenirs ont sacralisée ? Visite guidée.
La photo le montre de face, assis à droite de Josef Krips, entre deux répétitions de Cosi Fan Tutte en 1974 dans la salle du Palais Garnier. La mâchoire volontaire, le front haut, le crâne auréolé d’un disque de cheveux blanc, le regard comme surpris par l’objectif, les yeux cernés sans doute par les nuits trop courtes, les préoccupations de tout ordre, les responsabilités qui depuis un an pèsent sur les épaules du directeur d’une des maisons d’opéra les plus anciennes au Monde, et du fait de cette ancienneté, une des plus complexes à gérer. Veste en tweed ouverte, chemise blanche, cravate club au nœud trop serré, élégant cependant. On comprend Martine Kahane, une de ses anciennes collaboratrices, quand elle écrit « il ne pouvait entrer dans une pièce sans immédiatement attirer l’attention ». Des photos comme celle-là, l’exposition en compte une dizaine. Elles tentent d’exprimer la personnalité de Rolf Liebermann : l’administrateur ; le directeur artistique ; le politique ; Liebermann et le ballet ; Liebermann et l’opéra ; le mondain (accoudé auprès de Romy Schneider), le musicien, le « patron » (debout devant la coupole du Palais Garnier, la statue d’Apollon au dessus de lui le couronnant de sa lyre)… Des instantanés qui mis les uns à côté des autres ne reconstituent pas tout à fait le puzzle. Tout comme, les quelques clichés affichés, bien que souvent magiques, (Ah ! le sourire songeur de Federica von Stade en Mélisande ; le regard orageux de Shirley Verret en Azucena, le geste de Giorgio Strehler montrant à Gabriel Bacquier, goguenard, comment faire une révérence) ne font pas revivre les productions d’opéra qu’ils évoquent. Pas plus que ne sont mis en situation les costumes exposés. Posés sur des mannequins sans tête, ils ne donnent qu’à imaginer la stature, parfois imposante, de ceux qui les portèrent. L’opéra, art vivant, se prête mal à la muséification.
Plus éloquents à cet égard nous semblent les vidéos projetées dans un recoin sombre de l’espace d’exposition. Des marches recouvertes de coussin forment un théâtre de fortune. Une dizaine de courts extraits d’opéras, représentatifs du répertoire sur toute sa longueur, de Monteverdi à Berg, sont proposés en boucle. Le duo final du couronnement de Poppée par Jon Vickers et Gwyneth Jones appartient à des temps stylistiquement révolus mais certaines images n’ont rien perdu de leur pouvoir. José van Dam, silhouette diabolique, valsant avec la mère d’Antonia tandis que Christine Eda-Pierre agonise à leurs pieds par exemple. Des conditions sonores médiocres n’empêchent pas la beauté des voix d’opérer. Ainsi, celles de Christa Ludwig, Lucia Popp et Yvonne Minton réunies dans le trio final du Chevalier à la rose. Ou, encore plus incroyables, Placido Domingo et Margaret Price sanctifiant le duo de l’acte I d’Otello. Le clou de la visite.
Autre sujet d’admiration : les dessins des costumes encadrés pour l’occasion, véritables œuvres d’art que l’on rêverait d’accrocher sur ses murs. Il y en a pour tous les goûts : des filles fleurs psychédéliques dessinées par Jürgen Rose pour Parsifal en 1973 aux armures futuristes imaginées par Moidele Bickel pour La Walkyrie en 1976. Les dorures byzantines dont Andrzei Majewski a décoré la robe d’Elektra font penser à Gustave Moreau et Le Crapaud de Max Bignens pour L’Enfant et les sortilèges ressemble à Wallace Beery dans The secret six. Tracé par Ezio Frigerio au crayon aquarellable blanc sur papier sépia, le serviteur noir de la Maréchale mène la danse. Remarquable. Mais ces dessins, que l’on trouve plus ou moins dans toutes les maisons d’opéra, à toutes les époques, témoignent-ils vraiment de l’ère Liebermann, « une des plus fastueuses époques de l’Opéra de Paris et une importante étape dans l’histoire générale du théâtre et des arts », selon les mots du président de la Bibliothèque nationale de France, Bruno Racine, dans la préface du catalogue de l’exposition ?
C’est précisément à ce catalogue1 que l’on se référera pour mieux appréhender le foisonnement artistique des années Liebermann. Non pas les 250 illustrations à l’intérieur, qui reproduisent les photos et dessins déjà vus durant la visite, mais les textes qui cadencent l’ouvrage. Chroniques d’un règne glorieux (« Rolf Liebermann, administrateur de l’Opéra de Paris » par Mathias Auclair et Aurélien Poidevin, « la programmation lyrique de Liebermann : un miracle inéluctable » par Christophe Ghristi), témoignage vivant et émouvant (« Ah mes amis, quel jour de fête… » par Martine Kahane), ils aident à comprendre le nom donné à l’exposition : L’ère Liebermann. Ere : époque très remarquable où un nouvel ordre de choses s’établit2.
Christophe Rizoud
L’ère Liebermann à l’Opéra de Paris
Bibliothèque-musée de l’Opéra, du 14 décembre 2010 au 13 mars 2011
Palais Garnier – à l’angle des rues Scribe et Auber – Paris 9e
Tous les jours, 10h > 17h sauf fermetures exceptionnelles (voir operadeparis.fr)
1 L’ère Liebermann à l’Opéra de Paris, sous la direction de Mathias Auclair et Christophe Ghristi, Editions Gourcuff Gradenigo, 304 pages, 250 illustrations, 49€
2 Wiktionnaire