Poujadisme de la modernité ou prééminence de la réaction? En 2011-2012, Nicolas Joel enfonce le clou d’une programmation qui, cette année encore plus que les précédentes, divise les lyricomanes. Pas un dîner en ville, pas un forum en ligne où l’on ne controverse la nouvelle saison de l’Opéra de Paris. Au sein même de notre rédaction, le débat fait rage. Fleuret non moucheté en main, Clément Taillia et Maximilien Hondermarck confrontent leur opinion.
POUR
Mars. Les giboulées. Des seaux d’eau sur Paris, de fiel sur Nicolas Joel. Habituel. Passons sur les attaques personnelles et franchement nauséabondes à l’encontre du directeur de l’Opéra. Ce qui nous réunit en cette fin d’hiver autour du feu ardent de l’art lyrique, c’est la saison prochaine de la Grande Boutique.
« Laisse tomber. Paris, c’est terminé. Je pars à Londres. Eux au moins, ils ont Jonas Kaufmann. Et puis je pourrai toujours prendre l’Eurostar pour retourner à l’Opéra Comique : c’est fou ce qu’ils arrivent à faire avec trois bouts de ficelle. » Oui, il y a des choses formidables à l’Opéra Comique, et c’est tant mieux. Et oui, il y a une chose que nous reconnaissons tous, c’est la préférence marquée de notre première institution lyrique pour la dimension musicale de l’opéra au détriment de sa dimension théâtrale. « Sur l’aile de la musique », l’édito de Nicolas Joël annonce la couleur : « rien ne nous emmène plus haut, rien ne nous fait voyager plus loin que la musique ». Entendu. C’est un parti-pris, le mauvais selon certains, mais il est à respecter, et donc à défendre. Puis est-ce si différent à Vienne, Londres ou New York ? C’est contre cela qu’il faut pester. Mais quand pour la première fois, une saison semble tenir les promesses – même discutables – de son directeur, pourquoi ne pas le reconnaître ? A cela, la mauvaise foi des commentateurs anonymes répond : « Mais où est Anna Caterina Antonacci ? C’est un scandale ! ». Qu’elle soit présente au même titre que Ciofi, Kaufmann et Villazon dans deux ans, peu importe ! Tout d’un coup, les chanteurs absents deviennent indispensables, tandis qu’un artiste ayant signé pour deux saisons de suite devient suspect, si ce n’est collabo. « Elle est pas un peu sur le déclin, Angela Denoke ? ».
Que la saison prochaine dérange les quelques dizaines de no-life branchés sur leur forum musicolo-geek préféré m’amuse plutôt. J’aimerai leur dire que l’opéra n’est pas toute la vie, heureusement ; qu’il n’y a peut-être pas lieu de proférer des menaces de déménagement outre-manche pour clamer haut et fort que « moi vivant, je ne franchirai plus le seuil du Palais Garnier » ; enfin qu’il existe quelque chose qui s’appelle l’inattendu, qui fait briller certaines soirées et en plombe d’autres, à contre-courant de tous les a priori et de tous les commentaires « sur le papier ». Comme dirait Jean-Pierre Foucault, les aléas du direct.
Alors, sans esprit de contradiction aucun, sans course à la comparaison aucune, j’assume avoir très envie d’entendre la Salomé d’Angela Denoke, la Vénus de Sophie Koch et l’Elisabeth de Nina Stemme, la Lulu de Laura Aikin, le Titus de Klaus Florian Vogt et le Sesto de Stéphanie d’Oustrac, la Leonora de Violetta Urmana et l’Alvaro de Marcello Alvarez, le Duc de Mantoue de Piotr Beczala, le Pelléas de Stéphane Degout, la Veuve de Susan Graham, la Donna Elvira de Véronique Gens et le Don Giovanni de Peter Mattei, la Rosina de Karine Deshayes, l’Aricie de Anne-Catherine Gillet, et peut-être même le Faust de Roberto et l’Arabella de Renée. J’irai entendre avec joie Waltraud Meier, Topi Lehtipuu, Sophie Karthaüser, Yann Beuron et Soile Isokoski en récitals ; je me précipiterai sur l’Orphée et Eurydice de Pina Bausch avec Maria Riccarda Wesseling ; je me réjouis de la présentation par l’Atelier lyrique des deux opéras inachevés de Debussy. Et finalement, s’il faut s’abandonner au jeu des pronostics, je crois que je passerai une très bonne saison, n’en déplaise à mes contradicteurs.
Maximilien Hondermarck
CONTRE
Ceux parmi nos lecteurs qui se piquent de démographie lorsqu’ils ne se passionnent pas pour l’art lyrique ont peut-être vu, dans National Geographic, cette étude sur l’humain moyen : c’est un homme, il a 28 ans, et il est chinois. Le français moyen, lui, est une femme de 40 ans. A l’Opéra de Paris en 2011-2012, l’opéra moyen sera italien et âgé d’environ 138 ans. Bien sûr tous ces chiffres pourraient ne rien vouloir dire, mais rarement moyenne aura été si représentative : sur les 20 œuvres qui seront jouées la saison prochaine à Bastille et à Garnier, 8 sont italiennes, 10 ont été composées au XIXe siècle. La genèse des ¾ d’entre elles s’étale sur un peu plus de 8 décennies ,entre 1850 et les années 1930 -80 ans, pourtant, ce n’est jamais qu’1/5e de l’Histoire de l’Opéra. Le metteur en scène moyen, la saison prochaine ? Ce serait l’enfant un peu bizarre que Coline Serreau, Giancarlo del Monaco et Willy Decker auraient pu concevoir ensemble entre deux répétitions.
Assez joué les statisticiens boutonneux : Forumopéra.com n’est pas un institut de sondages, et c’est là une excellente nouvelle. Mais ces fastidieuses explications que vous aurez eu l’amabilité de lire expliquent en grande partie le sentiment qui s’impose au mélomane découvrant la saison 2011-2012 de l’Opéra National de Paris, disponible depuis maintenant quelques jours. Ce sentiment, c’est le doute. En parcourant d’un œil torve les œuvres et les distributions programmées, une question nous envahit : pourquoi ?
Pourquoi, avant toute chose, un répertoire si conventionnel ? Pourquoi ce sempiternel Barbier de Séville, alors que cette production avait déjà été reprise il y a deux ans, et qu’entre temps le Théâtre du Châtelet a aussi monté l’œuvre ? Pourquoi encore le Rigoletto de Savary, et sans Leo Nucci, qui avait été annoncé de vive voix ? Pourquoi, lorsqu’il s’agit de programmer à Bastille des œuvres qui n’y ont pas encore été jouées, manquer à ce point d’originalité ? Arabella, les parisiens la connaissent bien, grâce au Châtelet. Cavalleria Rusticana et Pagliacci n’ont pas été vus depuis longtemps, c’est vrai, mais pourquoi n’avoir pas voulu contrebalancer la relative monotonie de cette nouvelle saison par quelques projets un peu plus audacieux ? Puisque l’on aime bien, à l’Opéra de Paris, remonter de très vieilles productions (la Cenerentola de Ponnelle connaîtra juste avant les fêtes le même sort que les Noces de Strehler à l’automne dernier), pourquoi vouloir à tout prix ce nouveau Faust ? Lavelli est-il obsolète, quand Ponnelle et Strehler sont encore d’actualité ? Certes pas : sa Veuve Joyeuse, elle, aura les honneurs d’une reprise. Pour Salome, André Engel avait-il fait tellement mieux que Lev Dodin pour que son vieux spectacle remplace soudain un successeur que personne n’avait trouvé indigne de reprendre à l’automne 2009? De même, pourquoi revenir à la Clémence de Titus selon Decker, alors que Gérard Mortier avait fait venir la production des Herrmann, sinon pour se démarquer clairement de la politique de l’ancien directeur, au motif d’obscures raisons qui n’ont sans doute pas grand-chose à voir avec la qualité artistique et la cohérence de la programmation ?
Pourquoi prendre toutes ces décisions au risque de réduire la richesse de l’art lyrique à la fois dans le temps et dans l’espace (en dehors des 4 « langues lyriques », pas de salut) ?
Pourquoi, surtout, augmenter le prix des places les moins chères ? Cette saison, les billets de 7e catégorie coûtent 30 € pour les spectacles où la première catégorie est fixée à 180€. A première catégorie stable, l’année prochaine, ces billets passeront à 40€. Si c’était pour avoir les distributions de Covent Garden ou les chefs du Metropolitan Opera, on comprendrait, mais là ? Et si ce que l’on entend murmurer de plus en plus fort se confirme, s’il est bel et bien prévu de reléguer les places à 5€ dans des galeries sans visibilité, d’autres questions encore se bousculeraient sous notre front pensif.
En 2030, l’humain moyen sera une femme trentenaire d’origine indienne. Et le spectateur moyen de l’ONP ?
Clément Taillia