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Autour de Thais : Massenet et l’Antiquité

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Actualité
10 octobre 2011

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« Vivat Bacchus, semper vivat ! » braillent Schmidt et Johann, les deux ivrognes de Werther. Même si Massenet ne rendait pas au dieu du vin un semblable culte, six des quelque vingt-cinq opéras qu’il composa – dont un Bacchus, justement – se situent dans une Antiquité plus ou moins reculée. On peut les diviser en trois groupes : deux opéras « exotiques », dans la première moitié de sa carrière (Hérodiade en 1881, Thaïs en 1894), deux opéras « mythologiques » (Ariane en 1906, Bacchus en 1909) et deux opéras « historiques » (Roma en 1912, Cléopâtre en 1914). Les deux premiers se sont maintenus au répertoire, les autres sont devenus des raretés absolues qui ont été ressuscitées de manière ponctuelle depuis la fin du XXe siècle ; seul Bacchus attend encore son heure, mais l’échec cuisant qu’il remporta à la création incite peut-être les responsables d’aujourd’hui à la prudence.

Si en 1831, la musique de Norma n’avait rien de particulièrement gaulois, ni de spécialement romain, un demi-siècle après les choses avaient un peu changé. Evidemment, il ne faut pas s’attendre, ni de la part de Massenet, ni de ses librettistes, à une quelconque reconstitution historiquement fiable. Même si les fresques de Pompeï, vues lors de son séjour à la Villa Médicis, lui inspirent une suite d’orchestre (Pompéïa, 1866), il s’agit surtout d’impressions touristiques. Dans ses opéras, Rome en 216 av. J-C. (Roma), Jérusalem au Ier siècle (Hérodiade), Alexandrie en -30 (Cléopâtre) ou en 333 (Thaïs)sont avant tout les décors d’une action mettant en jeu des sentiments intemporels, des femmes au cœur tendre et à la chair faible. Alors pourquoi l’Antiquité plutôt que le Moyen Age ou l’époque moderne ? Il y a plusieurs raisons à cela.

Alexandrie ! Alexandrie !

Les deux premiers sujets antiques de Massenet renvoient en fait à une Antiquité multiple, à la fois romaine, biblique et orientale, d’où un cocktail mi-édifiant – « sainte Thaïs », avant de transiter par le roman d’Anatole France (1890), est évoquée par Jacques de Voragine dans sa Légende dorée –, mi-titillant, même si les librettistes se chargent d’édulcorer ce qu’il pourrait y avoir de trop sulfureux dans les sources dont ils s’inspirent : il ne reste pas grand-chose de l’Hérodias de Flaubert (1877) dans l’Hérodiade concoctée pour Massenet par messieurs Milliet, Grémont et Zanardini. Ces thèmes offrent pourtant un mélange d’ingrédients nécessaire à faire frissonner les abonnés de l’opéra en cette fin de siècle : « lubricité et sadisme, calculs politiques et lâcheté, habileté manipulatrice et soumission enfantine », comme le résumé J.M. Brèque. Thaïs permet aussi de ranimer tout un bric-à-brac fantasmatique, prostitution sacrée, culte de Vénus, mysticisme des débuts du christianisme, mélange de colonnes de marbre et de lupanar qui comblait d’aise nos bons ancêtres.

Musicalement, il n’y a rien de vraiment antique dans tout cela. Le côté romain est présent dans Hérodiade à travers les fanfares qui marquent l’arrivée de Vitellius et de ses hommes. Au IVe acte, un chœur a cappella entonne « Romains, nous sommes Romains ! », chant triomphal de ceux qui ont conquis le monde, ou du moins une bonne partie, que rejoignent bientôt des trompettes longues qu’on croirait empruntées à Aida. En revanche, le côté oriental est largement développé, dans le ballet qui suit, avant ses entrées liées aux différentes esclaves qui le dansent, les Egyptiennes, les Babyloniennes, les Gauloises, les Phéniciennes. Ces airs très rythmés rappellent la Bacchanale de Samson et Dalila (1877) et son orientalisme de bazar. On retrouve les mêmes caractéristiques au premier acte, avec l’entrée des marchands, avec l’entrée d’Hérode ou de Salomé : « c’est l’exotisme clinquant et aussi peu distingué que possible, avec ses rythmes obsédants, sa lourde mélodie des bois en octaves », note Gérard Condé. Le sommet est atteint lors du premier tableau du deuxième acte, avec les danses qui encadrent la « vision fugitive » d’Hérode. La musique se veut cette fois babylonienne, « avec cette opposition entre la lourdeur des notes graves (bassons et cor) et la légèreté des pizzicatos, des harpes et des bois aigus : ce mélange de grotesque et de suprême raffinement crée le dépaysement qu’on attend de l’orientalisme », résume encore Gérard Condé. Dans Thaïs, dont la célèbre Méditation est suivie par une scène qui s’ouvre avec un petit orchestre « oriental », c’est surtout le ballet lié à la scène de la Charmeuse qui donne dans ce genre, tout comme la scène de la toilette d’Athanaël rhabillé par Crobyle et Myrtale.

 Dans les esprits du XIXe siècle, Antiquité et Orient sont étroitement liés. Le monde méditerranéen est alors perçu comme figé dans un passé immobile. Pour ceux qui accomplissent le « Grand Tour », le déplacement dans l’espace est ressenti comme un voyage dans le temps. Et c’est parce que la Terre Sainte est censément restée la même depuis deux mille ans que les peintres orientalistes peuvent présenter le récit biblique dans les décors et les costumes du Moyen-Orient qui leur est contemporain. Il n’en va pas autrement pour les compositeurs : la musique orientale est une musique sans âge, parfaitement susceptible de connoter l’Antiquité.

Maudite Aphrodite

Le deuxième groupe, les opéras « mythologiques », serait le fruit de l’intérêt que les légendes grecques suscitaient chez Massenet. Des années auparavant, il avait composé des musiques de scène pour Les Erynnies, tragédie de Leconte de Lisle(1873) et pour Phèdre (1876).« Depuis très longtemps germait en moi le désir de pleurer les larmes d’Ariane », avoue-t-il dans ses souvenirs. Avec la complicité de Catulle Mendès comme librettiste du diptyque composé d’Ariane et de Bacchus, Massenet souhaite recréer une Antiquité à la manière du Grand Siècle. Le choix d’un sujet emprunté à la mythologie grecque apparaît comme une réponse au wagnérisme qui dominait largement la musique française. Contre les sombres figures des mythes scandinaves, Massenet et Mendès se tournent vers la Méditerranée et vers les sources classiques de la culture française, sans pour autant échapper aux échos thématiques et musicaux à l’œuvre de Wagner. Aux filles du Rhin répondent ainsi les sirènes qui tentent les matelots au début d’Ariane et qui reviennent appeler l’héroïne au dernier acte ; à Fafner répond le Minotaure ; à la Vénus de Tannhäuser répond celle que le parnassien Mendès préfère appeler Cypris (et aux Nornes répondra dans Bacchus la parque Clotho qui tisse le fil de la destinée). Jean-Christophe Branger trouve ici « l’image d’un Eros décomplexé », loin des tourments germaniques, un optimisme lumineux, en réaction au pessimisme wagnérien. L’acte des Enfers – Ariane part y rechercher sa sœur, tourmentée par son amour pour Thésée, morte écrasée sous une statue d’Adonis ! – fut développé pour donner un plus grand rôle à la contralto Lucy Arbell, et l’on y voit Perséphone s’enivrer du parfum des roses qui lui rappellent la Terre.

Dans Bacchus, Mendès transporte les personnages grecs en Inde. Et comme le remarque Massenet, « De l’histoire fabuleuse des dieux et des demi-dieux de l’Antiquité, celle qui se rapporte aux héros hindous est peut-être celle aussi qu’on connaît le moins ». Cette fois, le compositeur lui-même le précise, c’est le Ramayana qu’on brandit contre le Niebelungenlied. En fait, le résultat évoque plutôt Le Livre de la Jungle : Massenet alla étudier les mœurs des gorilles au Jardin des Plantes pour écrire le combat de Bacchus contre les singes des bois (non représenté sur scène car ce n’est qu’une musique d’entracte, quel dommage). Retour à Wagner, pourtant, lorsqu’à la fin de l’opéra Ariane s’immole sur un bûcher pour suivre dans la mort Bacchus qu’elle croit condamné à périr. A noter, dans la mise en scène de 1909, une innovation technologique : la projection d’un film pour évoquer l’arrivée des héros en Inde, à la fin d’un premier acte non chanté mais déclamé en mélodrame par des acteurs. Massenet associe également le mélodrame à la tragédie grecque, et il use et abuse du procédé dans son diptyque mythologique. Dans les dix mélodies réunies sous le titre d’Expressions lyriques, il reprendra le principe de la déclamation rythmée : « Les Grecs, d’ailleurs, n’agissaient pas autrement dans l’interprétation de leurs hymnes, en alternant le chant avec la déclamation », explique-t-il dans ses Souvenirs. Du four que connut cette œuvre – cinq représentations en tout et pour tout, peut-être parce que les critiques se déchaînèrent contre Mendès, mort peu avant la création – ne surnagea que le ballet des Mystères dionysiaques. Par le recours au célesta, au triangle, aux cymbales, aux tambours de basque, Massenet s’efforce de recréer la musique des fêtes initiatiques bachiques, grâce à des mélanges de timbres rares. Le xylophone fait aussi son apparition ; le compositeur le réemploiera pour sa Suite parnassienne de 1913 (et en 1919, Darius Milhaud se livrera lui aussi à un travail sur les percussions dans sa musique de scène pour Les Choéphores). Enfin, une recherche sur les modes anciens complète cet effort de retour à une couleur antique.

Rome, l’unique objet…

Avec Roma et Cléopâtre, on aborde un troisième versant de l’Antiquité, qui se voudrait plus historique, mais qui se révèle tout aussi propice à l’assouvissement des fantasmes et à la confirmation des images d’Epinal. C’est ici la cruauté qui domine, dans la Rome qui assassine sans pitié les vestales qui ont manqué à leur devoir, et surtout dans cette Egypte où règne la perversité faite femme, cette Cléopâtre pour qui tuer est un plaisir.

Roma, le dernier opéra de Massenet créé de son vivant, est l’adaptation de Rome vaincue, tragédie en cinq actes d’Alexandre Parodi, créée en 1876 par Mounet-Sully et Sarah Bernhardt. Ce drame patriotique, qui tombait à pic quelques années après la guerre de 1870, parut bien démodée un demi-siècle plus tard. Pourtant, Massenet fut profondément ému lorsqu’il le relut en 1902. Après une défaite face à Hannibal, Rome s’interroge, et un oracle révèle que la responsabilité en incombe à une vestale qui a profané ses vœux par amour et a laissé s’éteindre le feu sacré. Selon les déclarations du compositeur à la presse, « J’ai écrit Roma d’une façon anti-moderne […] C’est une tragédie antique où tout est franc, net et précis, et mes personnages parlent en cadence, sur les accords les plus parfaits qui soient ». De fait, cette musique austère déconcerta le public de 1912, qui n’y trouvait ni la sensualité de Manon ou de Thaïs, ni les ballets, les fanfares et les cortèges du grand opéra. Par son économie de moyens et sa volonté de grandeur, Roma est une œuvre à part dans la production de Massenet.

Quant à Cléopâtre, avec sa reine canaille qui n’aime rien tant que de voir les hommes s’entretuer pour ses charmes, c’est l’apothéose de ces héroïnes antiques et cruelles comme les aima tant le début du XXe siècle : la Salomé de Strauss, bien sûr, mais aussi la courtisane Chrysis dans Aphrodite d’Erlanger, par exemple. Reine par la volupté, elle l’est aussi par la cruauté : au troisième acte, elle promet un baiser à qui boira une coupe de poison qu’elle a préparé. Déguisée en homme, elle se rend avec son amant Spakos dans une taverne où danse pour eux un éphèbe, que Spakos souhaite étrangler lorsqu’il comprend que Cléopâtre est sensible à ses charmes. Selon Le Ménestrel (février 1914), la mort de l’héroïne était « une des choses les plus douloureusement exquises, les plus simplement et bellement émotionnantes que Massenet ait écrites ». Musicalement, on retrouve ça et là le cliquetis orientaliste (un des passages de la partition exige dix darboukas jouant à l’unisson !), mais la couleur antique est assez discrète.

Un thème à la mode

Somme toute, on trouve dans les opéras de Massenet cette Antiquité qu’aimaient à montrer les peintres pompiers à la même époque, une Antiquité à la Gérôme – le compositeur rédigea la partition de Thaïs avec sur sa table de travail une statuette du même nom due à Gérôme –, ou plutôt à la Alma-Tadema, cet artiste britannique d’origine néerlandaise qui se spécialisa dans les scènes de foule célébrant les fêtes impériales ou dans les représentations coquines de Romaines aux thermes. En France, Georges-Antoine Rochegrosse, spécialiste des scènes babyloniennes, illustra d’abord le Thaïs d’Anatole France avant de réaliser l’affiche de Roma. Mais cette Antiquité est aussi celle qui allait inspirer une nouvelle forme artistique : le cinéma. Dès 1896, les frères Lumière produisent un court métrage intitulé Néron essayant des poisons sur un esclave, tandis que Méliès tourne en 1899 une Cléopâtre.Louis Feuillade réalise une Thaïs en 1911 ; le Britannique Arthur Maude en tourne une autre pour les Etats-Unis en 1914. Dans ses mémoires, Mary Garden affirme avoir été dirigée en 1916 par Samuel Goldwyn dans un film d’après l’opéra où elle s’était illustrée (le film futuriste italien Thaïs ou Les Possédées d’A.G. Bragaglia s’inspire lointainement du personnage historique sans doute plus que de Massenet ou d’Anatole France). Les derniers opéras de Massenet sont les exacts contemporains des grands péplums produits par le cinéma européen, d’abord (Quo Vadis ? en 1912, Cabiria en 1914), américain, ensuite (Intolérance de Griffith en 1916, Cléopâtre avec Theda Bara en 1917). Par la personnalité que leur prête le livret et par l’aura que leur confèrent les costumiers, les héroïnes de Massenet sont les ancêtres directes des vamps des années 1920. Sur les grands comme les petits écrans, l’Antiquité fait aujourd’hui toujours recette, mais les sulfureuses héroïnes de Massenet ont dû céder la place aux gladiateurs au grand cœur et autres héros qui font gicler l’hémoglobine…

 

Bibliographie :

  • J. C. Branger, « Le Festival Massenet renoue le fil d’Ariane », Opéra Magazine n° 23 (2007), p. 33.

  • J. C. Branger et V. Giroud, dir., Figures de l’Antiquité dans l’opéra français : des Troyens de Berlioz à Œdipe d’Enesco. Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2008.

  • J.M. Brèque, « Loin de Flaubert, très loin des Evangiles », Le Roi de Lahore – Hérodiade, Avant-Scène Opéra n° 187.

  • Gérard Condé, commentaire musical d’Hérodiade, Avant-Scène Opéra n° 187.

  • Jules Massenet, Mes souvenirs, Paris : Laffitte & Cie, 1912.

  • Danielle Porte, « ‘Beau comme l’antique’ : l’Antiquité dans l’opéra au XIXe siècle », in Le Livret d’opéra au temps de Massenet, dir. J.C. Branger et A. Ramaut. Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2002.

 

Thais, direction musicale : Jean-Yves Ossonce, mise en scène : Nadine Duffaut

  • Opéra de Tours : 14, 16, 18 octobre 2011 – Sophie Marin-Degor (Thaïs ), Didier Henry (Athanaël), Christophe Berry (Nicias)… Plus d’informations

  • Opéra d’Avignon : 27, 29 novembre – Inva Mula (Thaïs), Marc Barrard (Athanaël), Florian Laconi (Nicias)… Plus d’informations

 

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