« What a voice — and what a face! » (Quelle voix, et quel visage !), disait d’elle Marian Anderson, grand contralto, première cantatrice noire à avoir joué sur scène au Metropolitan Opera. Et Janet Baker souligne, dans la préface de l’ouvrage de Jérôme Spycket, l’un de ses biographes : « Il est des interprètes à ce point aimés du public que les générations se transmettent leur souvenir et que leur art devient intemporel ». De fait, qui peut oublier les photos de Kathleen Ferrier, un rien désuètes mais transcendées par son naturel, son sourire lumineux et ses yeux brillants à la fois de joie de vivre et du bonheur de partager son art avec son public. Il émane d’elle un véritable rayonnement.
Comme tant d’autres (on pense dans la même période à Mado Robin, Marie Sabouret et Gérard Philippe), elle est fauchée en pleine force de l’âge et en plein gloire par un cancer. Ce destin tragique, qui marque la fin d’une courte carrière (une dizaine d’années) ne saurait justifier à lui seul l’aura qui continue de baigner Kathleen Ferrier un siècle après sa naissance. Pourtant, rien de particulier n’explique celle-ci : point de scandales, point de vie privée tapageuse, peu de théâtre… Restent donc une personnalité, une voix et un art hors du commun.
Sa famille, modeste, n’a pas les moyens de lui offrir de longues études. Contrainte de travailler très jeune, elle devient demoiselle du téléphone. Celle que ses proches surnomment Klever Kaff (Cath la futée) en conserve un grand sens pratique et une nature joyeuse portée à l’amusement et à la plaisanterie. Également sportive accomplie, elle pratique notamment tennis, ping-pong, natation et golf. Ian Jack, l’un de ses biographes (Klever Kaff, Kathleen Ferrier, La voix, la vie, Allia, 2006), souligne : « Gaie, blagueuse, d’une simplicité désarmante, volontiers grivoise ( » J’aimerais être une garce fascinante, je ne serais jamais pauvre, toujours riche « , écrit-elle un jour), elle n’a rien de la diva traditionnelle. » Bruno Walter, qui la dirigea souvent et qui la présenta aux États Unis comme « la plus grande cantatrice depuis Emma Calvé », se souvient de sa première rencontre avec elle : « Elle avait le charme d’une enfant et la dignité d’une Lady, à la fois fille de la campagne et prêtresse ». Jérôme Spycket (La Vie brève de Kathleen Ferrier, Fayard, 2003) ajoute, concernant sa personnalité de femme libre : « Elle dit son opinion sans détour, elle a ses certitudes mais ne les impose pas. Sage sans être magistrale, assurée sans être dogmatique, spirituelle et même mordante, mais sans méchanceté – avec en plus ce rien d’effronterie, que plus tard Britten a sans doute voulu souligner en utilisant à son égard, admiratif, le curieux terme de naughtyness. »
Après avoir étudié le piano, accompagné des chanteurs et participé à des concerts sur le plan local, elle commence à chanter, et en 1939 passe pour la première fois à la radio. Son mari parti à la guerre, elle se produit ici et là ; rapidement, elle est de plus en plus demandée et parcourt l’Angleterre. En 1943, elle n’a encore qu’un répertoire étroit, en raison de plusieurs facteurs : sa tessiture particulière, peu de temps pour travailler, le fait qu’elle ne se trouve pas à l’aise sur scène, et son goût limité pour l’opéra par rapport à l’oratorio et à la mélodie : elle a chanté l’air de Dalila, et le rôle de Carmen une seule fois en concert. Outre chansons folkloriques, negro spirituals et lieder, elle chante Elie, Le Messie, la Messe en si et le Magnificat de Bach. Elle aborde notamment l’Orphée de Gluck. Judas Maccabée de Haendel, les Passions de Bach, Le Poème de l’Amour et de la Mer de Chausson, et des œuvres contemporaines, tout particulièrement de Britten.
Sa carrière, aussi fulgurante qu’exceptionnelle, est due à plusieurs facteurs concomitants. Et tout d’abord, bien sûr, à une voix exceptionnelle unanimement reconnue, une voix grave naturelle de « vrai contralto » un timbre rare, l’apanage à l’époque de peu d’autres cantatrices (Marian Anderson, Aafje Heynis ou Denise Scharley), large et malgré tout claire et charnelle, homogène sur toute la tessiture, et particulièrement solide. Comme le soulignait Peter Pears, avec qui elle chanta souvent : « La voix EST l’individu » ; « Chez Kath, sa personnalité était tout entière dans sa voix, qu’elle chantât le plus simple des refrains, le plus tragique lied de Mahler, ou la partie d’alto du Messie ». Et cette voix est soutenue par une technique et un souffle sans faille qui ravissaient Gerald Moore, l’un de ses accompagnateurs préférés ; il s’en émerveillait et l’analysait en connaisseur : « contrôle parfait, miraculeux ! ».
C’est à force de travail aussi qu’elle semble si à l’aise dans toutes les langues qu’elle a à chanter (elle rêvait étant jeune de parler couramment plusieurs langues). Pour le français, c’est avec Pierre Bernac qu’elle progresse. Elle est également très attentive aux critiques, souvent gênés par l’adulation que lui porte le public ; l’un d‘eux, Neville Cardus, après avoir critiqué un certain maniérisme qui lui a déplu, lui envoie un mot pour s’en expliquer ; elle lui répond : « Je ne pense pas que vous ayez été « méchant » – vous m’avez seulement fait réfléchir, et cela n’a jamais fait de mal à personne ».
Force de la nature, elle participe facilement à 130 ou 140 concerts et enregistrements par an, qui lui font rencontrer les plus grands chefs, Bruno Walter – qui joue un rôle décisif dans sa carrière, Sir John Barbirolli, Sir Adrian Boult, Sir Malcolm Sargent, Herbert von Karajan, Otto Klemperer, et bien d’autres. Elle lie des liens étroits avec Benjamin Britten, dont elle crée plusieurs œuvres parmi lesquelles Le Viol de Lucrèce, chante souvent avec Peter Pears, et se fait accompagner des plus grands pianistes, dont Gerald Moore.
Mais en fait, ce qui séduisait, c’était un tout : en 1948, Léopold Stokowski, qui vient de l’entendre interpréter Le Chant de la Terre, dit d’elle « elle a été simplement superbe : voix ample, admirable, musicalité parfaite, phrasé souple, interprétation émouvante. A tous égards une magnifique exécution ». Et Jérôme Spycket rappelle l’appréciation de Sir John Barbirolli : quand Kathleen Ferrier chantait, il se passait quelque chose d’indéfinissable, « bien au-delà des sons ». Son aptitude à toucher, la force émotionnelle de sa voix et de son interprétation – si rares aujourd’hui – étaient en effet exceptionnels. Comme le disait Gerald Moore, « Chez elle le cœur parlait avant la raison ».
Si l’on ne dispose de quasiment aucun document filmé sur elle, elle a en revanche beaucoup enregistré. Elle a commencé chez Columbia (actuellement au catalogue EMI) en juin 1944, mais n’apprécia guère les relations un peu tendues qui s’étaient établies avec Walter Legge. Aussi passe-t-elle dès février 1946 chez Decca, qui restera son éditeur jusqu’à sa mort, à l’exception des Kindertotenlieder enregistrés en octobre 1949 par permission spéciale de Decca, et bien sûr d’extraordinaires enregistrements de radio publiés par d’autres éditeurs (BBC, RAI/Tahra, etc.). Si sa discographie représente un large échantillonnage de son répertoire, on déplore néanmoins l’absence d’une intégrale du Messiah, et du Dream of Gerontius. On consultera avec profit la discographie annotée et illustrée de Paul Campion : Ferrier, A Career Recorded (Thames Elkin, 2005).
Decca, qui avait déjà publié un coffret de 10 CD sous le titre « Kathleen Ferrier Edition », nous propose aujourd’hui un nouveau coffret, de 14 CD et 1 DVD, sous le titre « Kathleen Ferrier Centenary Edition, The Complete Decca Recordings », qui reprend très exactement à une variante près les 10 CD du précédent coffret en y ajoutant 4 nouveaux CD déjà édités individuellement, et un DVD également paru précédemment, et en précisant simplement que le tout a été remastérisé. Ce qui signifie néanmoins en clair que l’amoureux de Kathleen devra payer une seconde fois les dix premiers CD pour pouvoir bénéficier des 4 nouveaux. Mais il faut noter que la présentation en est plus attractive.
Les nouveaux trésors ainsi à nouveau disponibles sont les Kindetrtotenlieder (Concertgebouw Orchestra, Otto Klemperer) ; les cantates BWW 11 et 67 de Bach (Jacques Orchestra, Reginald Jacques) ; la Symphonie n° 2 in C minor « Resurrection » de Mahler (Concergebouw Orchestra, Otto Klemperer) ; Das Lied von der Erde, avec Julius Patzak (Wiener Philarmoniker, Bruno Walter) ; les Liebeslieder-Walzer, op. 52 nos 1-18, et Neue Liebeslieder-Walzer, op. 65 n° 15, avec Clifford Curzon et Hans Gál piano ; la Spring Symphony op. 44 de Britten (Concertgebouw Orchestra, Eduard van Beinum) ; et un joli film de 2003 : An Ordinary Diva, réalisé pour BBC 4 (mais en anglais non sous-titré). Un intéressant texte de Paul Campion est inclus en anglais, français et allemand dans le livret d’accompagnement qui comporte tous les textes en langue originale et traduction anglaise. Un bémol, il est difficile de trouver les dates des enregistrements, qui ne sont précisées que par Paul Campion, alors qu’il eut été facile de les faire figurer directement sur les pochettes.
Toujours chez Decca est diffusé le DVD d’un nouveau film un peu lourd réalisé pour le centenaire par Diane Perelsztejn (coffret Decca 0743471). On y trouve surtout des interview de tous les biographes de Kathleen Ferrier, avec des commentaires de Nathalie Stutzmann. Mais le plus intéressant est le CD bonus qui y est joint, où l’on découvre 40 minutes d’enregistrements non encore édités : trois chants sacrés attribués à Bach et les Quatre chants sérieux op. 121 de Brahms, avec John Newmark au piano, concert radiodiffusé, New York, 8 janvier 1950 ; des extraits d’Orfeo ed Euridice de Gluck (sous la direction de Thomas K. Scherman), concert radiophonique enregistré à New York le 17 mars 1950 mais jamais diffusé.
Enfin, EMI édite également un coffret sous le titre « Kathleen Ferrier, The Complete EMI Recordings » en 3 CD. Là encore, d’autres enregistrements historiques, pour la plupart déjà connus, les premiers tests Columbia de 1944 et 1945 édités en 1978, les célèbres Kindertotenlieder de 1949 avec l’Orchestre Philarmonique de Vienne dirigé par Bruno Walter, Orfeo ed Euridice de Gluck avec le Netherlands Opera Chorus and Orchestra dirigé par Charles Bruck. En bonus, des inédits : 2 Kindertotenlieder à partir de la bande magnétique de sécurité (alors que les précédentes versions sont des repiquages des 78 tours…) Petite plaquette de 15 pages avec un texte intéressant de Warwick Thompson, mais seulement en anglais.
Le coffret Decca est évidemment un incontournable pour qui voudrait parcourir tout l’art de Kathleen Ferrier, mais celui d’EMI le complète merveilleusement bien, et le DVD/CD aussi : l’ensemble constitue au total le plus bel hommage possible. A quand un coffret « intégral » qui regrouperait tous les éditeurs, majors et autres ?