On associe plus volontiers Anne Schwanewilms à Richard Strauss qu’à Richard Wagner. C’est pourtant le second plus que le premier qui l’occupera dans les semaines à venir. La « meilleure Maréchale du monde » selon Gérard Mortier est l’invitée du Wagner Geneva Festival, du 26 septembre au 5 novembre prochain.
Où avez-vous découvert la musique de Richard Strauss ?
Cette découverte, je l’ai faite par moi-même. Quand j’ai commencé ma carrière, j’étais une mezzo-soprano assez grave : je chantais les parties pour alto dans les oratorios, le rôle d’Olga dans Eugène Onéguine, etc. C’est vers 1995 que mon répertoire et ma voix ont évolué vers la tessiture de soprano. A cette époque, on me demandait surtout de chanter du Wagner, mais je ne voulais pas m’époumoner dans des rôles très dramatiques, je voulais chanter des choses plus légères, plus « colorées ». Je me souviens qu’en 2001, j’ai dit à tous les directeurs d’opéras que je me sentais plus straussienne que wagnérienne. Au départ, personne ne m’a cru, mais après ma première Maréchale tout le monde a dit : « oh yes of course ! » (rires)
On dit parfois de Strauss qu’il n’aimait pas les chanteurs, ni les chanteuses…
Son écriture n’est pourtant pas si difficile. Pas pour les sopranos en tout cas : certains de mes rôles straussiens me donnent vraiment l’impression d’avoir été écrits juste pour moi ! Oui, je me plais parfois à imaginer que si M. Strauss était encore de ce monde, il écrirait spécifiquement pour ma voix (rires). C’est une musique qui me semble assez légère, bien écrite et, par conséquent, plutôt confortable.
Vos rôles straussiens, justement, vont de la Maréchale à l’Impératrice, en passant par Chrysothemis, Arabella, Ariadne, Danaé, etc. Que retenez-vous de la fréquentation de tous ces personnages ?
Si on devait les comparer un par un, on ne verrait que des différences. Chrysothemis, qui est jeune, exaltée, peut-être encore un peu naïve, est par exemple tout l’inverse de la Maréchale, qui est un personnage plus âgé et plus fataliste. Mais tous ces rôles ont des choses en commun : une certaine proximité vocale tout d’abord parce que, même si les écritures varient, les tessitures restent généralement assez proches. Et puis, toutes ces femmes sont fondamentalement des romantiques, chacune à sa manière. Le rapport à l’amour, le rapport aux hommes, est un élément essentiel de leurs caractères. Ce romantisme est tout aussi présent dans ses Lieder. Le passage des grands rôles lyriques aux Lieder de Strauss est donc moins une question de chant que de comportement : jouer un rôle ou raconter une histoire, là est toute la différence. On cesse d’être un acteur pour devenir un narrateur, et ça change l’expression, mais pas le chant.
Délaissons Strauss un instant pour évoquer un de ses contemporains : on se souvient de la production salzbourgeoise des Gezeichneten de Franz Schreker, dans laquelle vous chantiez Carlotta. Longtemps considéré comme un rival de Strauss, il est aujourd’hui largement évincé des scènes. Comment l’expliquez-vous ?
Alors qu’il était un compositeur célèbre et en pleine activité, Schreker a été dénigré par les nazis, qui l’ont mis sur leur liste d’artistes « dégénérés » et ont fait obstacle à la création de son opéra Christophorus. Schreker, bien qu’il eût un quart de sang juif, avait refusé de fuir le régime parce qu’il se sentait profondément allemand et responsable de la vie musicale allemande, depuis son poste de directeur du conservatoire de Berlin. S’il avait accepté de quitter Berlin pour émigrer aux Etats-Unis, il aurait dû composer des musiques de film, et ce n’était vraiment pas son registre ! De ce point de vue, son exigence, sa recherche de l’excellence, peuvent le rapprocher de Richard Strauss. Il est donc mort assez jeune et complètement oublié, après avoir connu, de son vivant, des succès retentissants. Dans les années 1960, Michael Gielen a ressenti le besoin de se faire le supporteur de l’œuvre de Schreker et s’est donné pour mission de les remonter sur scène. Mais 30 ans s’étaient déjà écoulés depuis le décès de Schreker, et ce sont sans doute ces décennies d’oubli qui font qu’aujourd’hui encore, Schreker reste trop absent des scènes, est complètement écrasé par son contemporain Richard Strauss, alors qu’à la fin des années 1920, c’était l’œuvre de Schreker qui était plus jouée que celle de Strauss !
D’autres compositeurs font également partie de votre répertoire, qu’il s’agisse de Mozart ou de Verdi. Souhaiteriez-vous leur consacrer plus de temps ?
J’ai chanté la Comtesse des Noces de Figaro, Elettra dans Idomeneo aussi, avec Simon Rattle à Glyndebourne, mais aujourd’hui, on fait moins appel à mon type de voix pour Mozart. Il est plus difficile pour des « grands formats » de soutenir les tempi très vifs adoptés par de plus en plus de chefs. Cette évolution implique d’engager des voix légères. Et chez Mozart, ce qui compte plus que tout, c’est que la distribution forme une véritable équipe, notamment pour donner vie aux récitatifs : je n’ai pas une très grande voix, mais si je chantais la Comtesse face à un Comte très léger, ça n’aurait pas vraiment de sens. Je serais ravie de chanter davantage ce répertoire, mais c’est impossible sans les partenaires qui vont avec.
De Verdi, j’ai notamment chanté la Desdemona, et je l’ai enregistrée sous la direction de Sir Colin Davis. Aujourd’hui, j’aimerais bien chanter l’Elisabetta de Don Carlo, un rôle verdien dont l’écriture et la couleur m’intéressent particulièrement. C’est un projet qui devrait aboutir en 2015.
Quand une chanteuse interprète de façon récurrente Ariadne, Chrysothemis, ou chez Wagner Senta, Elsa, Elisabeth, on a tendance à se demander si elle va franchir le pas vers Brünnhilde, Isolde, Elektra…
Oh non ! (rires) Enfin, ça dépend… Isolde peut-être un jour, mais pas avant 8 ou 10 ans, Elektra et Brünnhilde, jamais ! Je sais ce que je peux ou ne peux pas chanter, Isolde ce n’est pas possible aujourd’hui, peut-être pour la fin de ma carrière car je ne pourrais pas la faire très souvent ni très longtemps, ce serait un rôle très spécial dans mon répertoire, un peu en marge de ce que j’ai chanté jusque là, mais ce serait peut-être un bon rôle pour la fin de ma carrière, un rôle très romantique et très fort.
Vous êtes donc prête à dire non à certaines propositions…
Mais bien sûr ! Au fond, j’ai construit ma carrière en disant non ! Sinon je ne serais plus en vie. Je trouve que ma voix se porte bien, j’en suis ravie, et je veux continuer à en prendre soin. Quand je rencontre de jeunes chanteurs, je leur dit toujours : il faut dire non beaucoup plus que oui !
Propos recueillis et traduits par Clément Taillia à Montpellier, le 26 avril 2013
Wagner Geneva Festival, du 26 septembre au 5 novembre 2013. Plus d’informations sur www.wagner-geneva-festival.ch
Anne Schwanewilms