La dégaine simili-gothique du Maestro Currentzis aura défrisé plus d’un confrère lors de la visite parisienne du chef. On entendit même parler de chef « rock’n’roll », ce qui est le comble sans doute de la subversion. Il est vrai que l’univers de l’opéra est plus habitué aux pulls en cashmere des chefs italiens et aux petits polos des Autrichiens, mais enfin il faut vivre avec son temps. Et puis surtout, il y a ceci : la lecture par Currentzis des Noces de Figaro, neuve à première écoute, convaincante à la troisième, indispensable à la septième, paraît simplement classique à la dixième. Classique : équilibre, acribie, vitalité. Au risque d’être illico éconduit ou d’être attendu sur le parking par des Hell’s Angels ou des Goths déchirés, on ose une simple question…
Cher Maître, votre lecture des Noces de Figaro, là, très bien, oh oui, vraiment, on aime beaucoup, c’est vivant, tout ça… hem… Mais dites, c’est au fond extrêmement traditionnel comme lecture, hein… On n’y voit rien de très neuf, finalement… C’est merveilleusement classique, un peu genre Bruno Walter, ou Toscanini : vif, enlevé, précis, mais enfin, voilà…
Ah oui, vous avez tout à fait raison. Ma lecture n’a rien de radical. Elle n’est pas agressive. Elle est serrée, précise. C’est tout. Je suis totalement traditionnel. Plus respectueux que moi des règles, de la partition, de ce que Mozart a voulu, il n’y a pas. Pensez : j’ai joué cette œuvre plus de cent fois ces dix dernières années. J’ai établi ma propre édition critique. J’ai tenté tous les éclairages : cynique, sérieux, brutal… Et voilà, j’en suis arrivé à une vision équilibrée et fidèle de ce chef-d’œuvre. C’est bien que quelqu’un s’en soit rendu compte.
Mais d’où vient alors qu’on vous considère comme un provocateur ?
C’est une question d’époque. Prenez le Parthénon – je suis Grec, n’est-ce pas. Bien : aujourd’hui on admire une ruine assez charmante. Mais que dirait-on si on refaisait le Parthénon antique, avec ses frises et ses peinturlurages de couleur vive partout ? On dirait : provocation. Non : fidélité. Le problème est que nous vivons une ère où l’esthétique est fonctionnelle. C’est le syndrome Novotel. Vous voyez une chambre du Novotel : les toilettes sont derrière une vitre. Votre femme peut vous voir chier pendant qu’elle prend son bain. Ce design moderne n’a rien à voir avec le Bauhaus ou le constructivisme. C’est toute une morale qui s’exprime. Elle dit : aucune pitié, tu es à moi, tu es là pour avoir peur. Moi, je tente de revivre dans l’esprit du XVIIIe siècle, ce libéralisme philosophique et moral. Je ne veux pas d’un Mozart de Novotel. Je veux un Mozart avec des frises et des couleurs car l’esthétique porte sa morale : la morale du XVIIIe siècle n’est pas la nôtre. Le bien et le mal, qu’est-ce qui est fait pour quoi, qui pour qui, sont des questions qui nous structurent et dont il faut retrouver la source vive.
Ce qui vous caractérise c’est une rythmique assez obsédante, notamment dans les finales. Vous n’avez pas peur de souligner les petits trucs de Mozart, ses sforzandi habilement placés, ses alternances piano/forte un peu systématiques parfois…
Ces « trucs » sont comme des tatouages. Moi je suis là pour imprimer le tatouage. Il y a des tours de langage qui reviennent ? C’est fait pour. Moi j’insiste, j’appuie. Je suis là pour ça. Si les autres veulent contourner, modérer, libre à eux. Ils croient embellir ? Ils déforment. Ils affaiblissent. Moi aussi, parfois, j’ai cette tentation. J’aimerais bien que la ligne soit longue, douce, enrobée – mais non, ça appuie, ça souligne, c’est Mozart.
Il y a ça dans les Noces, mais aussi par exemple dans les voix du Kyrie du Requiem.
Le rythme, le legato : on peut les tirer vers quelque chose de très mielleux. Mais Mozart a voulu créer une secousse et un effroi. Dans les Noces, lorsqu’on entre dans la rhétorique du XVIIIe siècle, on est à même de mesurer les évolutions entre 1760, 1770 et 1780. On voit bien comment c’est fait. Et le caractère dionysiaque des rythmes explose à notre visage. On passe d’une vision très bourgeoise et peinarde à une vision extasiée et orgasmique. Ce qui est bien avec Mozart, c’est que son esthétique résiste. On ne peut pas impunément la tirer vers ce qu’on voudrait lui faire dire. Il faut lui obéir. Une transition s’accomplit : l’amoureux de cette partition doit devenir un amoureux de la réalité de cette partition. Ouvrir les yeux. Sinon, on reste au Novotel.
Admettons. Mais tout n’est pas philologique. Il y a du théâtre là-dedans. Une des forces de votre enregistrement, c’est qu’il fait voir. Les irruptions successives dans le Finale du II. Le genou en terre du Comte à la fin du IV avec cette mi-voix, tout cela…
Je vais vous dire une chose : mes modèles ne sont pas ceux qu’on croit. Mes vrais modèles ce ne sont pas les autres chefs ni les pionniers du baroque. Mes modèles, ce sont Schnabel, ou Gieseking. Vous savez pourquoi ? Parce que ces gens-là jouent, et on se moque de savoir si c’est philologique ou pas, ils jouent et on a l’impression qu’ils sont défoncés, qu’ils ont fumé quelque chose, qu’ils sont en plein milieu d’une sorte de trip. Cela va au-delà du texte, il y a une vapeur qui émane de la musique. Moi j’appelle ça la Fréquence. C’est le moment où les choses se mélangent et font comme un esprit qui plane au-dessus de tout cela. On est dans une sorte de rêve éveillé…
Par exemple dans le « Deh Vieni ».
Voilà, dans le « Deh Vieni » : je ne veux pas seulement que ce soit bien chanté. Je veux qu’on respire une poignée de terre portant toutes les odeurs du XVIIIe siècle. Dans le« Deh Vieni », il y a ces demi-tons qui sont du sentiment pur. C’est un peu comme cette confusion qu’on vit quand on rêve. La musique est faite pour transporter dans le monde éveillé les sentiments qu’on éprouve quand on rêve. L’art n’imite pas la beauté de la vie. Elle est le passage entre réalité et irréalité. Elle n’est pas morale. Elle porte l’économie du rêve. Elle n’est pas là pour nous enseigner. Mais pour imager nos sentiments. Le « Contessa perdono » du IV, nous avons mis six heures à l’enregistrer. Jusqu’à ce que j’obtienne la Fréquence. C’est-à-dire, dans ce cas, le grand vide de la pureté.
Propos recueillis par Sylvain Fort