Du 2 au 17 mai, Dietrich Henschel tiendra le rôle principal dans Doctor Atomic, donné en création française par l’Opéra national du Rhin. C’est l’occasion de revenir sur quelques aspects marquants de sa carrière, à travers l’interview qu’il nous a accordée entre deux répétitions.
La musique du XXe siècle a toujours tenu une place importante dans votre répertoire. La France vous a découvert dans Doktor Faust de Busoni en 1997 à Lyon, puis à Paris en janvier 2000. En 2000 toujours, vous étiez Pelléas au Palais Garnier. Depuis vous êtes devenu Golaud : quand et comment un chanteur sait-il qu’il est temps de passer d’un rôle à l’autre ?
C’est d’abord un sentiment qu’on éprouve : quand la voix perd en légèreté mais gagne une plus grande puissance dans le grave, on en vient à se demander si l’on chante encore le bon rôle. Un Pelléas doit avoir dans l’aigu des facilités presque comparables à celles d’un ténor. Lorsqu’on en arrive à chercher des solutions techniques pour être encore capable de chanter Pelléas, on en vient aussi à se poser la question : ne serais-je pas mieux en Golaud ? En fait, j’ai toujours été attiré par cet autre rôle, je me disais souvent que j’aimerais être mon grand frère. Ce n’est pas que Golaud soit plus fascinant, mais il a plus de force. Enfin, sur le plan psychologique, ce n’est pas vrai, car c’est Pelléas a bien plus de force, mais Golaud est un personnage plus masculin. En fait, lorsqu’on est Pelléas, on rêve souvent d’être Golaud, et maintenant que je chante Golaud, je ressens souvent le désir de redevenir Pelléas, car c’est lui qui concentre toute la force poétique.
Vous considérez que cette évolution est irréversible ?
Du temps où j’étais vocalement Pelléas, j’ai eu le privilège de chanter le rôle avec un Golaud incomparable, José van Dam, dans la production de Bob Wilson à l’Opéra de Paris. J’en garderai le souvenir jusqu’à la fin de mes jours. Et à présent, je ne souhaite plus reprendre le rôle de Pelléas, car j’ai l’impression que je corresponds désormais mieux au profil de Golaud.
Vous avez beaucoup chanté Richard Strauss, mais pas forcément ses titres les plus connus : à part le comte de Capriccio à Garnier, vous avez été le Barbier de Die Schweigsame Frau au Châtelet, et tout récemment vous avez interprété le rare Feuersnot à Palerme.
Les opéras de Richard Strauss sont écrits pour des chanteurs qui ont une connaissance intime de la langue allemande, sa musique est très liée à la langue. Si on regarde plus spécifiquement ce qu’il a écrit pour les barytons, on s’aperçoit qu’il a créé de grands rôles pour tous les différents types de baryton. Kunrad dans Feuersnot, c’est un rôle sans équivalent dans la littérature opératique, c’est un baryton aigu mais puissant, pas trop lyrique. En ce qui concerne la psychologie du rôle, cet opéra n’a pas encore la force de la maturité, c’est l’œuvre d’un compositeur qui manque encore d’expérience dramaturgique. Lorsqu’il a écrit son deuxième opéra, le jeune Strauss avait encore certains progrès à faire pour montrer une histoire en scène. En un sens, sa langue musicale reste ancrée dans l’esprit du XIXe siècle, mais il a quand même inventé de grandes choses qui ont marqué la musique du XXe siècle. En fait, ce qui m’intéresse à l’opéra, ce sont surtout les aspects théâtraux, pour moi, le profil psychologique d’un rôle a une importance capitale.
Si l’on avance peu à peu dans le XXe siècle, Alban Berg est un autre compositeur que vous avez beaucoup servi. D’ailleurs, votre pseudonyme sur Twitter est @doctorschoen !
Le rôle du Dr Schön est très complexe, et pas simplement sur le plan musical. A l’opéra, on a souvent affaire à des personnages tout à fait schématiques, mais d’autres – et c’est le cas de Schön – offrent un individu complet, une personnalité absolument moderne, telle que le théâtre parlé peut en offrir. Quand on travaille un rôle comme celui du Dr Schön, on peut se lancer dans une recherche approfondie de nuances psychologiques, sans devoir se limiter aux grandes lignes. Sur le plan vocal, on peut parfaitement assimiler la musique d’Alban Berg avec les moyens d’un chanteur classique ; la langue qu’il parle est moderne, mais elle est aussi ancrée dans l’idiome musical du XIXe siècle. On peut comprendre tout ce qu’on doit chanter avec une oreille tonale, avec un sens du rythme basé sur les rythmes viennois. Le plus difficile est de s’adapter à son style, il faut être attentif à trouver la bonne orientation stylistique.
Quant à Wozzeck, c’est un des rôles que j’ai le plus souvent chantés. C’est avec Wozzeck que j’ai fait mes débuts au théâtre de La Monnaie il y a cinq ans. J’aurais aussi dû chanter Wozzeck à Aix-en-Provence, mais c’est arrivé en 2003, l’année des grèves des intermittents, donc nous avons répété mais le spectacle de Stéphane Braunschweig n’a jamais été représenté à Aix : en revanche, j’ai participé à cette production lorsqu’elle a été donnée à Lyon, avec Nina Stemme en Marie, puis à Lisbonne et à Berlin en 2007. Par rapport à Lulu, je dirais que Wozzeck est un opéra plus facile à maîtriser, parce qu’il est fait de scènes plus courtes, de formes plus fermées, ce qui permet d’aborder chacune dans l’esprit de la scène même. Musicalement et scéniquement, c’est à mon avis un des opéras les plus géniaux qui soient, d’une grande rigueur formelle mais sans se borner à cet aspect. Wozzeck est d’une force émotionnelle et musicale sans pareille, et c’est un opéra court, en une heure et demie, tout est dit. C’est pour moi un des plus grands opéras qui existent.
Vous avez également eu la chance que des compositeurs de notre temps écrivent spécialement pour vous.
Il y a plusieurs années, Manfred Trojahn m’a demandé si j’aurais envie d’interpréter un rôle conçu pour moi, et j’ai répondu oui. Mais ensuite, il a travaillé de son côté, et pour créer son Orest, j’ai dû m’adapter à son style. Cela dit, le grand succès qu’on remporté les représentations de cet opéra à Amsterdam en 2011 lui a donné envie d’écrire plus spécialement pour moi, et il a eu l’idée d’un cycle pour baryton et ensemble, d’après un poème de Pasolini, Le Ceneri di Gramsci, que j’ai créé en décembre dernier à Rome et à Vienne. Cette partition a réellement été écrite pour moi, et ça fait toute la différence. Pour Orest, j’ai dû accomplir un vrai travail technique, trouver des solutions à des problèmes. Alors que pour Le Ceneri di Gramsci, la musique est écrite de telle façon que j’avais qu’à laisser sonner ma voix, pour ainsi dire, j’ai pu donner tout son caractère à cette pièce en me préoccupant uniquement des mots, de la phrase, des paramètres poétiques. Ça change tout. Une autre partition écrite spécifiquement pour moi, c’est le rôle principal (Kris Kelvin) dans l’opéra Solaris, de Detlev Glanert, d’après le roman de Stanislaw Lem qui a inspiré un film à Tarkovski. La création a eu lieu au festival de Bregenz en juillet 2012 : là aussi, j’ai pu concentrer mon travail sur le jeu, sur l’action, comme un acteur qui, pour une pièce de théâtre, n’a pas à se poser de questions techniques, il peut se focaliser sur la création d’un personnage.
Avec John Robert Oppenheimer dans Doctor Atomic, vous reprenez un rôle écrit sur mesure pour un autre artiste.
Oui, et je sens parfaitement que cette musique a été écrite pour le grand Gerald Finley. La partition de John Adams sert exactement les capacités de ce chanteur dont j’adore la technique, la voix et la présence scénique. De mon côté, je proposerai tout à fait autre chose. Je travaille avant tout sur le profil psychologique ; c’est une musique minimaliste, mais les personnages sont très précisément définis. Par exemple, la longueur d’une pause au milieu d’une phrase est toujours combinée à l’idée d’un paramètre psychologique. John Adams a l’art de créer des personnages par le biais d’une langue musicale d’une finesse de détail à laquelle on est peu habitué. Voilà le travail que j’accomplis en ce moment, je cherche les détails, j’essaye de me repérer dans les éléments visibles et audibles qui forment ce rôle psychologiquement très travaillé.
N’est-il pas un peu frustrant d’apprendre tous ces rôles lorsqu’on sait que le problème de l’opéra contemporain est le manque de reprises ? Trois sœurs, de Peter Eötvös, que vous avez créé à Lyon en 1998, n’est-il pas l’exception qui confirme la règle ?
Je ne suis pas tout à fait d’accord. Orest de Manfred Trojahn vient de connaître sa première allemande à Hanovre, avec une production différente de celle d’Amsterdam. Si un opéra a de grandes qualités, il sera repris, même à notre époque qui privilégie les créations souvent sans lendemain. C’est le filtre du temps qui passe qui détermine si un opéra doit être repris ou non. Aujourd’hui, on ressuscite quantité d’œuvres des XVIIe et XVIIIe siècles, mais pour permettre ces redécouvertes, il a fallu réapprendre une certaine méthode, grâce aux études historiques, grâce aux recherches sur la pratique de la musique. Ce travail a été accompli par de grands artistes, les Harnoncourt, les Gardiner, et le flambeau a été repris par une autre génération d’interprètes qui continuent à explorer ce répertoire oublié, ces partitions que le filtre du temps avait fait disparaître pendant plusieurs siècles. Pour la musique contemporaine, la traversée du désert se borne parfois à quelques décennies, après quoi une œuvre disparue peut refaire surface. J’en ai eu un excellent exemple par Le Maître et Marguerite, l’opéra de York Höller d’après Boulgakov. C’est le dernier opéra à avoir été créé au Palais Garnier en 1989, alors que le bâtiment devait devenir exclusivement destiné à la danse avec l’ouverture de l’Opéra Bastille, en 1989 ; après sa création, il a été joué une fois à Cologne, puis il est resté disparu pendant 25 ans. L’opéra de Hambourg a décidé de la reprendre, et je crois même que la version que nous en avons donnée en septembre dernier était bien meilleure qu’à la création ! Cela prouve selon moi qu’il n’y a pas de fatalité, les opéras d’aujourd’hui ne sont pas condamnés à être des créations sans lendemain.
En dehors de l’opéra du XXe, et même du XXIe siècle, vous avez aussi un répertoire plus traditionnel. Comment passez-vous de l’un à l’autre ?
Au tout début de ma carrière, je mélangeais tous les styles sans aucun scrupule. Quand j’étais en troupe, à l’opéra de Kiel, je chantais Mozart un jour, Henze le lendemain, puis une opérette de Johann Strauss et un Monteverdi ! je faisais alors mon apprentissage, et il m’est arrivé de chanter cinq œuvres différentes en cinq jours : un musical, une opérette, deux classiques et un opéra moderne. C’est une école très dure mais très satisfaisante. A présent, j’ai quand même besoin d’un certain temps d’adaptation pour passer d’un style à un autre. J’aime m’accorder un certain répit quand je dois passer du baroque au contemporain. Je pense que je manifeste aussi un plus grand respect, une plus grande connaissance des exigences de détail de ces différents genres de musique, qui exigent une préparation plus prudente.
Dans le répertoire du XVIIIe siècle, outre les personnages mozartiens, vous avez notamment interprété le rôle de Buonafede dans Le Monde de la lune de Haydn. On n’a pourtant pas tellement l’habitude de vous voir dans des rôle comiques.
Détrompez-vous, mes débuts dans le monde du théâtre se sont faits avec des rôles comiques, rôles dans lesquels je me suis toujours trouvé très à l’aise, par la raison qu’il faut les jouer comme des rôles sérieux pour qu’ils soient efficaces. Si on joue en se disant « je dois être comique », alors c’est fichu. Il faut jouer un rôle comique avec la même intensité, le même sérieux qu’un rôle hyper-sérieux. C’est quand on fait cela qu’on parvient à être comique, mais c’est le public qui doit rire, et pas le chanteur. Je me trouve très à l’aise dans le répertoire comique, et je regrette de ne pas avoir souvent l’occasion de montrer cette facette de ma personnalité, car je me crois assez doué pour faire rire.
On rit peu, dans les opéras contemporains…
C’est vrai, et c’est dommage. Il y a peu de compositeurs qui ont accès au monde comique sans se tromper de chemin. Une comédie sur scène demande autant de maîtrise qu’une tragédie, mais la plupart des compositeurs de notre temps cherchent à traiter dans leurs œuvres des sujets d’actualité graves et importants. Presque personne ne se risque à écrire des choses moins sérieuses sur le plan politiquement, mais c’est un peu dommage.
Enfin, comme personnage comique, vous avez aussi Beckmesser à votre actif.
Oh, mais c’est un des rôles les plus tragiques qui existent ! Wagner a fait de ce garçon une caricature, c’est vrai, mais comme pour toute bonne caricature, il a essayé d’y mettre autant d’authenticité que possible. Et il a très bien réussi. Voilà un personnage dans lequel je me retrouve très facilement, je peux le jouer en m’appuyant sur mon expérience vécue. Beckmesser est un vrai personnage, qu’on peut côtoyer dans la réalité, même si on le pousse parfois un peu à l’extrême.
Par ailleurs, vous avez cherché à renouveler la forme du récital, avec un Schwanengesang accompagné de projections vidéo, en 2010, et avec le film Irrsal, dans lequel vous jouez le rôle d’Eduard Mörike, et pendant la projection duquel vous interprétez les lieder que Hugo Wolf a composés sur des poèmes de Mörike.
Si on regarde le public de notre temps, on est bien obligé de constater que les gens qui ont une connaissance intime de la forme traditionnelle du récital sont de moins en moins nombreux. Et en en même temps, toute une nouvelle génération d’auditeurs a une expérience complètement différente, dont il faut chercher à l’intéresser avec les moyens de notre temps qui sont surtout visuels. Je cherche donc à intensifier mon interprétation de la musique et de la poésie par des éléments visuels. J’ai entrepris cette démarche il y a cinq ans et j’ai un très bon retour, j’ai l’impression que les jeunes comprennent mieux ce que je veux dire s’ils voient quelque chose. C’est peut-être le bon chemin.
Vous verra-t-on davantage à Paris, et en France, dans les années qui viennent ?
Mais je suis en France ! Je vais chanter Doctor Atomic à Strasbourg et à Mulhouse, et même si les Alsaciens se perçoivent comme des Français un peu à part, je me sens tout à fait en France ici ! A Paris j’ai quelques projets de concerts, mais pas de production d’opéra pour l’instant.
Pouvez-vous nous parler de ces projets, de vos prochaines prises de rôle ?
A Hambourg en septembre, je vais interpréter mon premier vrai Heldenbaryton straussien : Jochanaan. C’est un rôle aigu, moins un personnage qu’une icône, dans un des plus grands opéras du XXe siècle. En janvier 2015, j’aurai une autre prise de rôle à La Monnaie, dans Fierrabras de Schubert. Enfin, j’ai en projet Telramund, dans Lohengrin : c’est un personnage que j’aborderai dans deux ans, ce qui me laisse un bon temps de préparation. Telramund est un rôle à ne pas faire trop tôt, un baryton un peu plus aigu dans cette catégorie des Heldenbaryton. C’est un aspect de ma voix que je cherche à développer en ce moment, une nouvelle couleur, qui je l’espère ne me privera d’aucune de mes autres facettes qui sont toutes aussi importantes pour moi.
Propos recueillis par Laurent Bury, le 9 avril 2014