Il y a deux ans, Vivica Genaux chantait à Rouen sa première Carmen. Elle y revient pour sa première Didon de Purcell. Nous l’avons rencontrée avant le début des répétitions, alors que France Musique lui consacrait une journée spéciale.
Didon et Carmen, on a l’impression que ce sont les deux extrêmes de votre répertoire, en termes chronologiques.
Pas du tout ! Si l’on remonte quelques décennies avant Didon et Enée dans l’histoire de la musique, j’ai chanté le rôle de Pénélope dans Le Retour d’Ulysse. C’est le seul rôle que j’ai chanté dans Monteverdi, sans doute celui qui me convient le mieux. Dans Le Couronnement de Poppée je pourrais interpréter Néron, ou peut-être Octavie, mais c’est plus aigu que Pénélope. J’ai adoré Le Retour d’Ulysse, j’avais l’impression que la tessiture était celle de ma voix parlée, je pouvais vraiment mordre dans les mots.
Monteverdi me paraît similaire à Purcell, dans le sens où la musique suit le texte, au lieu que ce soit le texte qui doive obéir à des contraintes liées au rythme strict de la musique, comme c’est généralement le cas, dans le baroque comme dans le bel canto. J’aime beaucoup Monteverdi parce que mon professeur, Claudia Pinza, est très férue de récitatif, de diction ; elle m’a inculqué l’art de déclamer un texte. D’ailleurs, le plus grand compliment qu’on puisse me faire, c’est de me dire qu’on comprend chaque mot de ce que je chante. C’est arrivé récemment, en concert à Ferrare : des choristes italiens sont venus me dire ça alors que je chantais dans leur langue, et cela s’est à nouveau produit il y a quelques jours, à San Francisco, où j’interprétais Juditha Triumphans. En plus, le texte mis en musique par Purcell écrit dans ma langue natale : même si je vis en Italie depuis plusieurs années et même si j’ai l’impression de bien connaître la langue, cela reste un peu artificiel, ce n’est pas ma langue natale. Mais après tout, quand je chante du Haendel, c’est un anglais un peu ancien, qui a également quelque chose d’artificiel.
Et à l’autre extrémité, vous êtes allée au-delà de Bizet ?
Oui, j’ai chanté des partitions bien plus récentes que Carmen. J’aime beaucoup interpréter le rôle de Candelas dans El Amor brujo, surtout dans la version originale, pour ensemble de chambre. De Manuel De Falla, j’ai aussi fait les chansons espagnoles avec orchestre. On me dit que je pourrais chanter la voix de mezzo dans Pulcinella de Stravinsky, et je meurs d’envie de rechanter la Jeremiah Symphony de Leonard Bernstein. Et quand j’étais à l’université, je faisais partie d’un groupe vocal spécialisé dans la musique contemporaine. Je venais de commencer la musique, après avoir fait des études de sciences. Alors que j’apprenais seulement à battre la mesure, je devais affronter ces rythmes modernes où la pulsation change constamment, je me sentais un peu schizophrène !
Deux opéras ont même été écrits pour moi. What now, Semyon ? de Martin Ravonna, a été créé en 1996 au Fairbanks Summer Arts Festival. Cet opéra s’inspire d’un fait divers, l’histoire d’un enfant russe de Vladivostok, adopté après Tchernobyl (à l’époque, l’Alaska essayait de renforcer ses liens avec la Russie). Il n’y a eu que deux représentations. Toujours dans les années 1990, Michael Ellison m’a écrit un morceau magnifique, Before All Beginning, pour mezzo et ensemble instrumental ; il a étudié en Turquie et ses compositions sont très influencées par la musique turque. Nous avions un projet ensemble, mais ça n’a rien donné, faute de financement. Et il y a eu The Conquistador, de Myron Fink, commande de l’Opéra de San Diego, sur la persécution des Juifs par les Espagnols, au Mexique. Je mourais en scène, après avoir été torturée ; cette production n’a jamais été remontée après la création en 1997, mais c’était un grand spectacle, avec dix-sept chanteurs, dont le regretté Jerry Hadley.
La Carmen de Rouen a quand même compté dans votre carrière.
Je n’ai pas prévu de reprendre ce rôle pour le moment, et je sais qu’il sera difficile de trouver un autre contexte aussi favorable qu’à Rouen. En général, mon problème est celui du nombre d’instrumentistes : si l’orchestre est trop grand, je ne suis pas de taille à lutter. Je ne suis pas une Carmen pour les grandes salles, je suis une Carmen de petite boutique ! Par ailleurs, j’ai tellement apprécié l’approche théâtre que nous avons eu, avec Frédéric Roels [le directeur de l’opéra de Rouen, metteur en scène de la Carmen programmée en 2012]. Nous avons beaucoup travaillé sur le jeu, sur l’improvisation. J’aimerais beaucoup avoir l’occasion de rechanter Carmen car au niveau vocal, tout nouveau rôle qu’on aborde est comme un accouchement. Il faut laisser passer un peu de temps, pouvoir digérer une partition. Mais il faudrait que je trouve exactement les bonnes conditions, car je n’ai pas envie d’être une Carmen traditionnelle. Depuis l’âge de 23 ans, les gens s’attendent à ce que je chante Carmen, parce que je suis mezzo. J’ai attendu pour le faire de me sentir assez mûre, et je l’ai fait parce que je voulais le faire. Rouen m’a offert des conditions idéales et, sur le plan psychologique, j’ai beaucoup aimé cette expérience. Vocalement, il y a beaucoup de choses que j’aimerais refaire en mieux.
A Rouen toujours, quel genre de Didon serez-vous ?
Je n’en ai aucune idée, les répétitions vont seulement commencer. Musicalement, j’essaye de me préparer au maximum, mais même dans ce domaine, je ne sais pas trop à quoi je dois m’attendre. Vincent Dumestre est quelqu’un dont j’ai entendu dire un bien fou, il a fait beaucoup de recherches, il a découvert des sources nouvelles, des pages supplémentaires, mais pour les instruments, pas pour les voix. En général, et ça s’est passé exactement de la même façon pour Carmen, j’essaye de ne pas trop me préparer en amont, parce qu’après, il devient difficile de faire bouger les choses quand je monte sur la scène. Je veux rester à l’écoute, ouverte à toutes les suggestions. Quand je chante du Rossini ou du Mozart, c’est facile, je sais à quoi m’attendre, les personnages ne changent pas énormément d’une production à l’autre. Pour Didon et Enée, j’arrive sans idée préconçue. Rouen m’a proposé ce rôle, et le diapason à 415 me convient tout à fait. Le personnage de Didon va me permettre de déployer une palette de couleurs que je n’ai pas vraiment l’occasion d’explorer dans d’autres rôles, des couleurs plus douces, plus angoissées, plus féminines. Je joue souvent les jeunes filles ou les hommes, mais rarement les femmes puissantes, qui ont une expérience derrière elles. Le plus proche que j’aie interprété serait peut-être Junon dans Semele, mais je demande toujours à chanter Junon et Ino, pour avoir les deux facettes. Ce qui me frappe aussi chez Purcell, c’est que l’œuvre est si courte : j’ai l’habitude de chanter de longues arias, où on a le temps de développer un personnage. Ce qui veut dire que j’ai un tas de questions à poser à l’équipe de production, Cécile Roussat et Julien Lubek : comment envisagent-elles l’histoire du personnage, sa psychologie, indépendamment de ce que nous apprend la mythologie. A la lecture du livret, beaucoup de points restent ouverts à l’interprétation.
Vous avez évoqué la question du diapason : vous êtes sensible aux recherches musicologiques et aux interprétations « historiquement informées » ?
Je fais encore du bel canto, j’adore chanter cette musique avec des instruments d’époque, à 430 plutôt qu’à 440, ça change la couleur. Je vais bientôt faire I Capuleti et i Montecchi avec Fabio Biondi, mais en général j’ai le sentiment que les chanteurs, les instrumentistes, les chefs d’orchestre et les metteurs en scène envisagent le bel canto comme du pré-Verdi plutôt que comme du post-Mozart, post-Haydn…
A l’Opéra de Paris, on vous a surtout entendu dans Rossini (Rosina en 2003, Isabella en 2004 et à nouveau en 2010), mais aussi dans Haendel (Bradamante en 2004). Comment en êtes-vous venue à recentrer votre répertoire sur le XVIIIe siècle ?
Pendant les trois premières années de ma carrière, mon répertoire se limitait à Rossini : Le Barbier de Séville est une œuvre que j’ai pu chanter très jeune, tout comme La Cenerentola. Mais bientôt, les gens m’ont dit que je ne pourrais pas éternellement me limiter à deux ou trois rôles rossiniens. Alors j’ai rencontré Matthew Epstein, qui n’était pas encore directeur artistique du Lyric Opera de Chicago, mais qui était l’une des personnes les plus compétentes dans ce domaine. Je lui ai dit que je faisais un peu de bel canto, un peu de Donizetti et de Bellini, mais que je ne me sentais pas prête pour des rôles comme Giovanna dans Anna Bolena, qui exigeaient une puissance que je n’avais pas, et que 99,9% des autres mezzos avaient plus de facilités que moi pour chanter Mozart, et avaient plus à dire dans cette musique. Il m’a répondu que je pouvais chanter du Hasse, compositeur dont je n’avais alors absolument jamais entendu parler. C’est là qu’a commencé pour moi l’aventure baroque, et je soupçonne Matthew Epstein d’avoir joué les bonnes fées. Je n’ai jamais su si c’était grâce à lui, mais un mois après, j’ai été invitée à auditionner pour René Jacobs. On m’a envoyé deux airs extraits de Solimano, de Hasse, et je suis tombée amoureuse de cette musique, même si je ne savais pas trop comment l’aborder. Je ne savais pas que le diapason serait à 415, je me suis préparée à 440, et quand je me suis présentée pour l’audition, j’ai été prise sur-le-champ. J’avais un an pour travailler la partition, et quand les répétitions ont commencé à Berlin, j’étais aux anges. Cette musique me comblait, il m’en fallait toujours plus.
Hasse est maintenant de plus en plus enregistré, et pas seulement par vous, mais vous vous tournez à présent vers d’autres compositeurs qui restent à défricher.
Je viens de vivre une expérience passionnante avec la musique de Ferdinando Bertoni (1725-1813). J’avais toujours entendu dire que l’air « L’espoir renaît dans mon âme », dans la version français d’Orphée et Eurydice, était un emprunt de Gluck à un autre compositeur. J’ai essayé de faire des recherches, j’ai eu beaucoup de mal à trouver des informations, et j’ai finalement appris que ce morceau était attribué à un certain Bertoni. Croyant que Gluck l’avait tiré de l’Orfeo de Bertoni, j’ai accepté de chanter cet opéra quand on m’a proposé de le donner en concert à Ferrare. C’est une musique très intéressante, mais bien moins complexe que Gluck. Mais voilà qu’un ami musicologue m’a dit : « Pas du tout, cet air vient du Tancredi » de Bertoni ! » La mélodie est la même, note pour note, mais l’orchestration est très différente, tout comme les paroles. Et dans un concert que j’ai donné à Prague, j’ai chanté successivement l’air de Bertoni, « Addio, o miei sospiri », et la « version française » de Gluck*. Dans ce même concert, j’ai également interprété du Myslivecek, un compositeur tchèque mais tellement italien, qui a passé une partie de sa vie à Naples.
Après Didon à Rouen et Versailles, votre actualité, c’est la tournée de concerts liée au disque Rivalries, qui explore la rivalité entre Faustina Bordoni et Francesca Cuzzoni.
D’abord, cet été, je créerai en Belgique une œuvre commandée dans le cadre des commémorations de la Première Guerre mondiale, l’oratorio The Sack of Louvain, de Piet Swerts, avec Ilse Berens, Ian Bostridge et Dietrich Henschel, ce qui me permet aussi de rendre hommage à l’ancêtre belge à qui je dois mon nom de famille. Et j’aimerais énormément refaire le programme que j’ai donné à Prague : c’est un peu difficile à vendre, parce qu’il y a surtout des compositeurs méconnus, mais le public doit avoir la foi, se laisser convaincre d’écouter des musiques qu’il n’a jamais entendues.
Quant à Rivalries, je dois dire que j’aime beaucoup Simone Kermes, ma « rivale » ! En 2010, nous étions toutes les deux dans un opéra de Meyerbeer à Vienne, Emma di Resburgo, qui n’a jamais été redonné ensuite. Et nous avons chanté ensemble le Duo des fleurs de Lakmé (dont les premiers mots devenaient « Viens, Vivica » au lieu de « Viens, Mallika » !) pour un gala contre le sida, à Berlin. Le disque devrait paraître en juillet en Allemagne, et nous serons à Paris, au Théâtre des Champs-Elysées, le 21 janvier 2015, pour le concert. Il fut un temps où j’étais comme chez moi au TCE, quand Dominique Meyer en était directeur. Je garde un merveilleux souvenir de cette époque, il avait vraiment assemblée une famille d’interprètes. Il y avait tant de projets, j’ai eu l’occasion de faire tant de choses formidables, et je pense que l’acoustique du Théâtre des Champs-Elysées me convient mieux que celle du Palais Garnier. J’ai beaucoup apprécié aussi le concert que j’ai donné Salle Gaveau l’an dernier, et j’aimerais beaucoup revenir à Paris pour présenter le programme que j’ai conçu autour de la personnalité de Pauline Viardot, une chanteuse extraordinaire qui a vécu une époque extraordinaire pour la musique puisqu’elle est morte en 1910 à 89 ans !
* Selon le musicologue Tom Hammond, Gluck serait bien l’auteur de cet air, que Bertoni aurait plagié dans son Tancredi (1767), avant que Gluck le réutilise dans son Orphée parisien (1774). [Note de la rédaction]
Propos recueillis et traduits par Laurent Bury le 10 avril 2014
>> Henry Purcell, Dido and Aeneas, avec Vivica Genaux, Henk Neven, Ana Quintans et Marc Mauillon, Le Poème Harmonique dirigé par Vincent Dumestre, du 9 au 13 mai à l’Opéra de Rouen – Haute Normandie, et du 14 au 15 juin à l’Opéra royal de Versailles