Entre deux représentations de Simon Boccanegra au Metropolitan Opera, la soprano franco-arménienne Lianna Haroutounian évoque son parcours et l’accélération soudaine qu’à connu sa carrière en 2013. Aujourd’hui invitée sur les plus grandes scènes internationnales, elle espère se produire à Paris ou à Milan et avance prudemment dans ses choix de rôles.
D’où vient votre vocation ?
Je suis allée à l’école de musique en Arménie. J’avais une formation solide (piano, solfège, et chœurs d’enfants) quand je suis rentrée au conservatoire supérieur de Yerevan où j’ai continué mes études. C’est le moment où je fais le choix du chant plutôt que du piano. Le chant est très présent dans ma famille. Mon père chante, il a une très belle voix de ténor. Il y avait toujours de l’opéra à la maison. Mon père m’a acheté ma première partition d’opéra, Anoush d’Armen Tigranian. Très vite je n’ai plus imaginé faire autre chose. Pour rentrer au conservatoire je passe une audition. Vous allez penser que je suis folle mais j’ai présenté « Pace, pace, mio dio » de la Forza del Destino. J’avais 16 ans… le jury était surpris c’est le moins qu’on puisse dire. J’ai été prise. J’avais assez de facilité, je chantais tout ce que j’aimais quelle que soit la tessiture en écoutant des disques de grand interprètes : Gigli, Kabaivanska… Je n’ai pas fini le conservatoire. J’ai dû arrêter avant la dernière année et quitter l’Arménie avec mon mari pour des raisons personnelles en 1999/2000. C’est le moment où j’arrive en France, je passe le concours du centre de formation lyrique de Bastille avec « D’amor sull’ali rosee ». J’y suis resté un an et demi où j’ai fait des masterclass avec Renata Scotto, Christa Ludwig…
Qu’est-ce que vous en retirez ?
Que c’était très différent à Paris. En Arménie on donne beaucoup d’importance à la puissance de la voix et aux rôles dramatiques. A Paris on se confronte à d’autres exigences : être proche du compositeur, de son style, de l’époque. On nous demandait de lire les biographies, d’aller plus loin pour « interpréter ». Cela influence énormément ma façon de travailler, de comprendre les rôles et d’approfondir mes personnages.
Comment se passent vos premiers engagements ?
Mon premier engagement véritable c’est Ballo in Maschera à Berne en 2009. C’est là que je comprends dans quelle direction je dois aller. Verdi m’accompagne depuis toujours, je n’ai pas fait mes classes avec Mozart puis Rossini comme c’est souvent le cas. Verdi, Puccini, Gounod… j’avais les capacités vocales donc je m’y suis consacrée pleinement. Ensuite il y a Massy où je chante Marguerite. J’avais peu d’engagements alors Je passe des auditions. Mais je n’étais pas très douée et je n’aimais pas ça. Je pensais que je ne pourrais jamais arriver à montrer tout mon travail, tout ce que je pourrais faire pendant une représentation, en chantant juste un air, dans des conditions de stress, avec un pianiste que je ne connaissais pas quelques minutes avant. J’avais beaucoup à dire, je ne pouvais pas le donner pleinement et ça m’énervait énormément. J’ai donc travaillé avec mon agent. Il était très direct, me disait ce qu’il n’aimait pas, m’encourageait dans ce qu’il considérait être la bonne voie pour moi. Mon mari aussi m’aide et me conseille. C’est un baryton, il connait la voix. Je fais confiance à ses oreilles ! Dans le même temps je travaillais seule et étoffais mon répertoire. Comme je parle le russe je travaillais Tatiana, Mazepa, Iolanta (je l’ai chanté l’an dernier à Saint-Pétersbourg), Rusalka, Jenufa…
Vous avez besoin de la scène pour parfaire votre interprétation ?
Exactement et à l’époque ça me manquait énormément. Heureusement il y a eu Tours où Jean-Yves Ossonce m’a auditionné et a beaucoup aimé ma voix. Il m’a promis que dès qu’il aurait un projet avec un emploi pour moi, nous travaillerons ensemble. C’est chose faite avec mon premier Simon Boccanegra (2011) scénique, puis la Bohème et Ballo in Maschera (2013). J’ai énormément appris auprès de ce musicien hors-pair. C’est le moment des premières critiques : j’étais très excitée et j’y ai accordé beaucoup d’importance. Je faisais confiance aux critiques. Aujourd’hui je suis plus méfiante et je m’en soucie moins.
Le tournant de votre carrière ?
C’est le Don Carlo à Londres, c’est incroyable ce qui s’est passé.
Comment le Royal Opera House pense à vous ?
Mon agent m’appelle et me dit « il y a une urgence, est-ce que tu connais le rôle d’Hélène dans les Vêpres siciliennes ». Je lui dis que non je ne connais que le bolero. Il me dit « regarde la partition et dis moi dans quel temps tu penses pouvoir l’apprendre ». Je regarde… Mon dieu c’est énorme ! C’est très long et techniquement très difficile. Cela me parait impossible. Mais je manquais d’engagements alors je prends le risque. C’était à Athènes, j’avais dix jours. J’aimais beaucoup le rôle que j’ai appris en une semaine. La nuit j’écrivais les répliques pour les mémoriser, le jour je les chantais. J’écoutais les enregistrements disponibles. J’étais la remplaçante de la soprano dans le deuxième cast. Et coup du destin, le casting manager du Royal Opera House, Peter Mario Katona, était à Athènes pour rendre visite des amis. Il vient à la première distribution et la direction de l’opéra d’Athènes lui dit de revenir le lendemain pour m’entendre. Il devait surement préparer la production de novembre 2013 au ROH et devait vouloir entendre des chanteurs. En tout cas le lendemain il appelait mon agent pour convenir d’une audition avec Antonio Pappano. J’y suis allé et j’ai obtenu un double contrat : quatre Don Carlo après les représentations avec Anja Harteros et ce cast stellaire (Jonas Kaufmann, Ferruccio Furlanetto etc.) et les Vêpres. La suite vous la connaissez, Anja Harteros s’est retirée…
Vous retrouver sur scène avec ces « stars » ça vous a aidé ou bien inhibé ?
Cela m’a aidé énormément, j’étais très inspirée par mes collègues. Ma première répétition avec Ferruccio dans la scène du 4e acte m’a complètement bouleversée : comme un orgue qui résonnait dans mon corps. Et puis son jeu naturel, direct ! Je me suis libérée et je suis rentrée dans le drame. Et puis l’équipe du ROH est formidable, elle vous met en confiance.
La pression devait être très forte pourtant ?
Très forte! Mais j’avais bien préparé le rôle, je me sentais en pleine forme, prête techniquement. Antonio Pappano m’a beaucoup conseillée aussi, c’est un maestro qui aime et respecte les personnalités. Il me disait : « Lianna reste dans le drame et avec tes collègues. Je te suis, je te sens! » Et ça on ne l’entend pas souvent.
Que se passe-t-il après Londres, votre téléphone n’arrête pas de sonner ?
Oui, les engagements arrivent de partout : le Metropolitan avec Don Carlo où je fais une date comme c’est de coutume quand on commence là-bas. Et tout de suite après j’ai la proposition pour l’Amelia de cette année. San Francisco me contacte aussi : ils cherchaient leur prochaine Tosca. Et puis il y a eu beaucoup de projets dans les grands théâtres que je n’ai pas toujours pu faire, notamment à la Scala parce que j’étais déjà prise ailleurs. Mais cela va se faire, j’espère. La Scala c’est le rêve pour moi, vu mon répertoire de prédilection. C’est aussi un théâtre très exigeant et je ne veux pas y aller si je ne suis pas en mesure de donner le meilleur de moi-même dans un rôle que je peux choisir.
Et Paris ?
Ecoutez je ne sais pas. Peut-être que la direction ne me connaît pas encore assez, ou peut-être que ce n’est pas encore le moment. Mais c’est un grand désir pour moi de chanter à Paris. J’y ai des amis, des admirateurs et les membres de ma famille qui ne peuvent pas se déplacer et aimeraient bien m’y entendre.
Comment définissez-vous votre voix, et comment la travaillez-vous ?
Ma voix est généreuse, directe et libre. J’essaie d’y garder beaucoup de lumière. J’aime sa franchise et son immédiateté, mais il faut aussi que je la canalise. Cela a été mon travail en début de carrière pour maitriser la puissance et la projection et ne pas me fatiguer. Mais dans le même temps je travaille beaucoup le phrasé et le legato jusqu’à ce que j’obtienne une ligne la plus naturelle et libre possible. Elle doit paraître se faire sans effort pour le public. Il ne faut pas toujours se reposer sur ses moyens. Il faut travailler chaque note et chaque phrase. Je ne fais pas confiance à mes « dons ». Parfois on me dit « Lianna quelle chance tu as, tu as une belle voix » mais ce n’est pas un compliment pour moi. Je ne me suis jamais reposée là-dessus et surtout cela cache tout le travail qu’il y a pour que ce soit naturel, beau et puissant etc. Je m’enregistre, je déteste ça, mais je m’enregistre et je corrige jour après jour.
Parlons de l’actualité comment s’est passé le travail avec James Levine qui vient d’annoncer qu’il quittait son poste de directeur musical du Met ?
C’est un génie, c’est l’histoire du Metropolitan. Ce qui est le plus surprenant c’est l’atmosphère qu’il crée, il connaît si bien les oeuvres et n’en parle jamais de manière technique. Il parle de sentiments, des personnages, des caractères. Il part toujours de la situation, jamais de la partition. En fait il explique ce qu’il imagine, ce qu’il pense et ça change tout.
Vers quels rôles, quel répertoire voulez-vous aller aujourd’hui ?
Je chante peu de Bel Canto. Pourtant je rêve de chanter Norma. Je travaille le rôle depuis longtemps, j’y reviens régulièrement et aujourd’hui je suis prête, avec mes moyens, ma technique. Maria Stuarda aussi je pense pouvoir le faire. J’aime beaucoup le répertoire russe ou tchèque mais je n’ai pas encore de proposition, je ne suis pas encore connue dans ce répertoire. Les théâtres me voient attachée à Verdi. Je chante peu le répertoire français mais je n’abandonne pas l’idée. Quant au répertoire allemand, je ne parle pas la langue et pour l’instant c’est éloigné de ma personnalité. En tout cas je veux rester dans cette moité du XIXe siècle, même si j’ai chanté Tosca. C’est peut-être encore trop tôt et j’ai peur de durcir ma voix prématurément. J’y reviendrai plus tard.