Après Die Meistersinger von Nürnberg et avant Tosca, l’un et l’autre à Munich, Jonas Kaufmann se lance un nouveau défi en interprétant l’intégralité du Chant de la Terre de Gustav Mahler, à Vienne et au Théâtre des Champs-Elysées, ce jeudi 23 juin. Explications.
Vous venez juste d’interpréter Walter von Stolzing dans une mise en scène assez délirante des Maîtres Chanteurs. En quoi cette mise en scène vous a-t-elle aidé à rentrer dans le personnage de Walter ?
La mise en scène avait un parti pris clair de mettre en avant la dimension comique de cette oeuvre, qui rappelons-le est l’une des rares comédies de Wagner. L’organisation du Concours était ainsi largement inspirée du Grand Prix de l’Eurovision avec ses tenues à paillettes et, concernant les protagonistes de l’intrigue, les relations humaines étaient privilégiées : l’amitié entre Walter et Sachs et surtout l’histoire d’amour entre Walter et Eva, ne se préoccupant pas de message politique ou autre. Tout le monde sur scène a apprécié cette approche.
A titre personnel, cette production fut pour moi une expérience assez exceptionnelle, en raison principalement de la direction fabuleuse de Kirill Petrenko qui a su faire ressortir de l’orchestre l’infinie variété de couleurs de la partition, la rendant aussi nuancée que celle du Songe d’une Nuit d’été, aussi bien dans les parties humoristiques que poétiques. Le rôle de Walter, très aigu, est généralement interprété par des voix plus claires que la mienne. La difficulté principale pour un ténor comme moi est de maîtriser le « passagio », ce passage de voix entre la voix de poitrine et la voix de tête, surtout dans l’air du Prix. Toute ma préparation s’est focalisée sur ces passages qu’il faut aborder avec la plus grande prudence tout en restant détendu car il faut maintenir en même temps la spontanéité de l’interprétation.
Je reprendrai ces Maîtres Chanteurs en septembre/octobre 2016 mais j’ai d’abord La Walkyrie à Baden-Baden. Et je dois admettre qu’après avoir eu la chance d’enregistrer le Récit de Rome, je meurs d’envie d’aborder le rôle de Tannhäuser qui se situe donc tout en haut de ma wish list.
Le chant de la Terre est explicitement décrit comme Symphonie pour Ténor, Voix Basse (ou Baryton) et Orchestre. Comment vous est venue l’idée de l’interpréter intégralement ?
La première fois que j’ai entendu ce chef d’oeuvre, c’était en écoutant l’enregistrement légendaire Klemperer, Ludwig, Wunderlich. Le premier Lied (la Chanson à Boire de la Douleur de la Terre) m’a fait une impression si forte, si puissante, que j’ai voulu le chanter tout de suite. Mais il m’a bien fallu constater que ma voix s’enrouait et devenait rauque au bout de quelques minutes. J’ai persévéré et j’ai fini par apprendre la partie de ténor et j’ai adoré la chanter, pour toutes les couleurs et toutes les nuances que la partition permet d’exprimer. Toutefois, je dois admettre que j’enviais secrètement l’autre voix, pour baryton ou mezzo, qui a la partie la plus lyrique, la plus introspective de l’œuvre, en particulier dans le dernier Lied, l’Adieu, si contemplatif. Et cela m’attirait de plus en plus. L’envie était tellement forte… Alors pourquoi ne pas essayer ? Je crois que c’est la première fois qu’un artiste interprète les 6 Lieder au cours de la même soirée…
Ce qui est un vrai défi pour la voix. Surtout qu’en qualifiant l’oeuvre de symphonie, Malher indique clairement qu’il considère les 2 voix comme des instruments, requérant de leur part une large amplitude vocale, dans les deux registres.
Interpréter les 2 voix est une vraie performance, un vrai défi et j’en suis pleinement conscient. Comme pour Walter qui n’est pas a priori exactement pour ma voix, tout est une question de préparation et de prudence au cours des répétitions pour aborder les passages difficiles. Mais in fine, ce n’est pas si différent de se préparer pour certains grands rôles de l’opéra qui requièrent de la part de l’interprète des registres très différents et d’user de couleurs différentes. Regardez par exemple les rôles de Don José ou de Des Grieux, regardez leur évolution entre le premier acte et le dernier !
J’admets, ce n’est pas facile pour un ténor d’atteindre les notes graves de la partition pour baryton. Toutefois, plus que les notes, le plus grand challenge du Chant de la Terre pour moi réside dans l’impact émotionnel. Je dois faire très attention à ne surtout pas me laisser emporter par l’émotion pour contrôler mon chant tout au cours de la soirée. Vous savez, finalement, dans toute interprétation, dans toute expression, il doit y avoir une part de contrôle et de maîtrise technique du chant. Karajan appelait cela « l’extase contrôlée ». Cela ne signifie pas qu’il faille que l’artiste se transforme en un robot mécanique. Bien sûr que le chanteur doit rester impliqué émotionnellement mais il a le devoir en même temps de maîtriser sa ligne de chant. Et il faut reconnaître que pour y parvenir, être accompagné des Wiener Philharmoniker est un véritable privilège. Cette phalange connaît la musique de Malher aussi bien que celle de Beethoven ou de Strauss. Elle coule dans leur veine. Je suis vraiment impatient de passer ces deux soirées Malher avec eux.
Après avoir interprété Cassio en 2004, vous sentez-vous finalement prêt à aborder Otello, le grand rôle verdien qui manquait à votre palmarès ?
Otello est sans conteste l’une des partitions pour ténor les plus difficiles du répertoire. Il n’y a aucun doute sur le sujet. La voix doit être large et puissante, la tessiture immense. Mais je crois que Placido Domingo avait raison lorsqu’il soulignait que le rôle du Chevalier des Grieux dans Manon Lescaut de Puccini peut se révéler encore plus redoutable pour un ténor. En effet, comme je vous le disais tout à l’heure, il exige plusieurs ténors en un : un ténor lyrique au premier acte, un lirico spinto au second et un ténor dramatique pour les actes 3 et 4. Dans Otello, ce n’est pas le cas. Là aussi, la plus grande difficulté est de savoir se laisser consumer par l’émotion tout en restant « cool », c’est-à-dire être capable tout au long de l’opéra de rester suffisamment détendu pour contrôler sa voix tout en donnant au personnage sa dimension dramatique. Je suis ravi d’aborder ce rôle à Londres l’année prochaine.
Vous n’êtes pas qu’un simple grand artiste, beaucoup vous considèrent comme un phénomène vocal, comparable en ce sens à Del Monaco. Etes-vous d’accord avec cette filiation?
D’aussi loin que je me rappelle, on ne m’avait encore jamais comparé à Del Monaco ! A Placido Domingo très souvent, à Corelli et Vickers aussi, et même à Wunderlich à mes débuts. Mais Del Monaco… Je ne puis évidemment qu’être flatté d’avoir l’honneur d’être comparé à de telles légendes de l’art lyrique. D’autant plus que j’adore écouter ces immenses artistes dans lesquels je puise mon inspiration. Le beau chant est toujours une source inépuisable de renouvellement.
Mais en même temps, pourquoi comparer des artistes très différents ? Quelle en est la finalité ? Chaque grand artiste apporte quelque chose d’unique à une œuvre et à un personnage. En tout cas, si j’étais professeur de chant, voilà quel serait mon premier conseil à un jeune chanteur : « Sois toi-même, toujours ! Ne cherche pas à copier qui que ce soit. Fais seulement ce qui est bon pour ta voix. Ta voix n’est pas celle de quelqu’un d’autre. Ton interprétation doit être tienne. »
Pour en revenir à Del Monaco peut-être que les férus d’art lyrique ou les critiques sauront vous répondre mais je ne suis définitivement pas celui à qui il faut poser la question (rires).
Propos recueillis le samedi 18 juin