Au départ, vous chantiez en soprano. Comment se découvre-t-on mezzo ?
J’étudiais à l’époque avec Virginia Zeani à l’université d’Indiana où j’avais déjà eu mon diplôme, j’avais décidé d’y rester un semestre supplémentaire afin d’affiner mon programme d’auditions. J’ai toujours eu du mal, en tant que soprano, à trouver des pièces qui s’alliaient à en même temps à ma voix et à mon tempérament et je n’avais pas les 5 ou 6 airs dont un jeune chanteur a besoin pour auditionner ou se présenter à un concours. Un jour, alors que j’étais en train de travailler « Come Scoglio » de Così fan Tutte (un air de soprano, mais qui comprend de nombreux passages où le grave est bien mis en valeur), je me suis vraiment rendu compte à quel point je me sentais à l’aise dans ce registre ; Madame Zeani m’a dès lors fait comprendre que si j’avais l’intention de chanter de cette manière, il fallait que je sois mezzo ! J’étais complètement terrorisée : après avoir consacré de longues années et tant d’efforts à me préparer comme soprano, après avoir obtenu mon diplôme, il fallait que je recommence tout depuis le début en tant que mezzo ? En plus, je n’étais pas très au fait du répertoire de mezzo. A l’époque je croyais qu’il n’y avait que deux vrais grands rôles de mezzo : Carmen et Rosina du Barbier de Séville – rôles qui d’ailleurs avaient également été chantés par des sopranos ! Je me suis donc précipitée à la bibliothèque et me suis mise à compulser les catalogues pour référencer les rôles de mezzos et le nom des interprètes qui les avaient marqués. A mon grand soulagement, j’ai vite compris que Rosina et Carmen n’étaient pas du tout les seuls grands rôles de mezzos et que de nombreuses mezzos avaient fait une très grande carrière. Ensuite, je n’ai pas fermé l’œil pendant trois nuits. J’ai calmement réfléchi au choix que j’avais à faire et c’est alors que des tas de choses ont commencé à avoir plus de sens à mes yeux : j’avais fait neuf ans de violon quand j’étais à l’école, mais mon seul rêve était de jouer de l’alto, instrument à la couleur plus sombre et plus veloutée ; de plus j’avais fait beaucoup de chœur où je m’épanouissais davantage dans les parties d’altos que dans celles de sopranos. Et puis, surtout, le caractère des personnages interprétés habituellement par les sopranos ne collait pas du tout à ma personnalité : une soprano, c’est l’éternelle victime, démunie, qui passe son temps à se lamenter sur sa souffrance parce qu’elle suspecte son amant de ne pas être amoureux d’elle ou parce que son père refuse obstinément qu’elle épouse l’homme de ses rêves, etc. La mezzo, par contre, est beaucoup plus amusante, car, en règle générale, c’est elle qui insinue le doute dans l’esprit troublé de la soprano : « Es-tu certaine qu’il t’aime ? parce que je viens de le voir là bas avec untel, etc. » ou d’autres cruautés analogues qui rendent la soprano malheureuse et folle. Enfin, la mezzo a généralement le privilège de pouvoir chanter des rôles de travestis, ce qui donne une certaine dynamique à l’action et peut parfois servir de catalyseur à l’intrigue.
Vous faites vos débuts chez Virgin Classics dans un récital consacré à Rossini et Donizetti. Comment avez-vous composé ce programme ?
J’avais déjà enregistré beaucoup de musique baroque, mais mon répertoire s’appuie en grande partie sur les rôles de mezzo rossinien. J’avais envie de chanter programme qui est moins rare et que les gens ont l’occasion d’entendre dans les théâtres aujourd’hui.
Pour Il Bajazet de Vivaldi, en avril 2004, vous allez travailler avec Fabio Biondi, mais aussi avec Anne Sofie von Otter et David Daniels. Qu’attendez-vous de ces rencontres ?
J’ai enregistré récemment La Santissima Trinità de Scarlatti avec Fabio Biondi et ce fut vraiment très enrichissant. J’adore travailler avec des musiciens qui sont à la pointe de la redécouverte d’œuvres qui n’ont plus été jouées depuis des siècles et Fabio Biondi s’investit énormément dans ce genre de projets. Je suis très excitée à l’idée de travailler avec Anne Sofie von Otter (dont je suis d’ailleurs une très grande fan) ainsi qu’avec David Daniels. J’attends beaucoup de ces rencontres.
Au XVIIIe siècle, les chanteurs ornementaient eux-mêmes leurs airs et pouvaient les renouveler d’une représentation à l’autre… Pour vous, est-ce un rêve, un défi ?
Je n’écris généralement pas mes ornementations moi-même pour une raison qui est très simple : quand j’entends une mélodie et que je la mémorise, il m’est vraiment laborieux d’extrapoler et d’être vraiment imaginative dans l’ornementation. Voilà pourquoi il me tient à cœur de travailler avec des spécialistes qui connaissent le style musical sur le bout des doigts et qui peuvent m’expliquer comment – et où – ornementer la ligne mélodique. Une fois que la mélodie originale n’est plus gravée dans ma mémoire dans sa seule forme originale, il m’est plus facile de me relâcher et de commencer à ornementer moi-même. Il suffit au fond que quelqu’un brise la glace pour moi. Ceci étant dit, je suis persuadée qu’aujourd’hui le travail d’ornementation peut très rarement s’épanouir dans le cadre d’une véritable improvisation. A l’époque où cette musique a été écrite, il s’agissait – évidemment – du style musical prédominant et les musiciens étaient au courant des règles et des usages, ils savaient donc ce qu’ils pouvaient attendre les uns des autres en termes d’interprétation. Aujourd’hui c’est un peu plus compliqué, car on demande aux musiciens un minimum de polyvalence, il nous arrive donc de devoir jongler avec différents styles musicaux qui vont du XVIIe au XXIe siècle. Quand on se retrouve dans un projet de musique baroque avec plusieurs musiciens, vous pouvez être certain que chacun d’eux aura une idée différente de ce qu’est la pratique baroque authentique ; il est donc périlleux d’improviser au cours d’un concert, à moins bien sûr de travailler avec les mêmes partenaires pendant une période assez longue, on parle alors le même le langage et il est plus simple de comprendre les intentions musicales de chacun.
Cette saison vous verra aussi aborder vos premiers Bradamante (Alcina) et Orfeo (Gluck), encore deux rôles travestis. Aimez-vous cette ambiguïté, vous inspire-t-elle ?
J’adore les rôles de travestis, bien qu’il me faille, à grand regret, renoncer aux talons aiguilles que j’aime tant ! Avec Bradamante, ce sera la première fois que je jouerai une fille qui se déguise en homme, ce qui est peut-être une ambiguïté supplémentaire ! J’avais envie de chanter l’Orphée de Gluck depuis longtemps et j’attendais que la bonne occasion se présente. J’aime beaucoup le personnage et la musique de Gluck est extraordinaire. Je suis en train de préparer la première version de l’opéra écrite pour Vienne, mais je m’intéresse aussi à la version révisée par Berlioz à l’attention de Pauline Viardot. Les rôles de travestis m’offrent l’opportunité d’être plus directe dans l’action. Même si, comme je l’ai dit, les personnages incarné par les mezzos sont souvent dynamiques et influent sur le cours de l’intrigue, les rôles féminins usent de techniques de manipulation et de persuasion plus subtiles, de méthodes presque insidieuses afin que les autres réagissent selon leur désir. Les rôles de travestis que j’ai joués sont généralement moins tortueux, ils savent ce qu’ils veulent et sont plus francs. C’est rafraîchissant. Cependant, j’attends avec impatience le moment d’aborder le rôle de Polinesso dans l’Ariodante de Händel, lequel est vraiment retors et manipulateur : un vrai serpent ! Ca me changera, pour une fois, de jouer les méchants garçons !
Bernard Schreuders